Attentif aux inquiétantes progressions de l’analphabétisme et de l’illettrisme en France, Luc Ferry, longtemps président du conseil des programmes avant de devenir ministre de l’éducation nationale, entreprit de « superviser la refonte et l’écriture de nouveaux programmes, de la maternelle au collège, l’objectif étant de définir ce que devra être la ‘culture générale’ de l’honnête homme du XXIe siècle. »[1] Interrogé dans Le Point[2], il y développe un nouveau concept de dictée : la dictée à l’élève.
Question : « Les élèves
apprennent-ils encore des récitations et font-ils des dictées ? »
Réponse : « Oui, on a récemment remis certaines formes
de ‘par cœur’ au programme. Quant à la dictée, c'est un outil indispensable non
seulement d'évaluation, mais aussi de formation. Je fais faire une dictée par
jour à ma fille de 10 ans : elle est encore en vie et cela lui fait le plus
grand bien ! »
Etrange réponse dans laquelle le
Président du CNP indique que la dictée est « délocalisée » ;
elle passe de l’école à la maison. En même temps, elle est « réévaluée » ;
elle est investie d’un nouveau contenu conceptuel : la « dictée à l’adulte ».
Cette réponse a sans doute échappé au
Directeur des programmes, en l’occurrence beaucoup moins kantien qu’il ne le
croit et beaucoup plus marxiste qu’il ne le sait. Elle est d’une importance
capitale. Elle témoigne d’une dévalorisation et d’une déritualisation de la
dictée, d’une transformations des espaces institutionnels, d’une déligitimation
du métier de professeur.
Elle exprime aussi un point de vue de
classe ainsi précisé : « Pendant que mademoiselle Ferry s’épanouit
dans l’excellence avec son papa en faisant une dictée par jour, les autres se
consolent chaque jour de leur misère sur des consoles de jeux ; la première
prise sous le charme de la diction parfaite de son papa, les autres pris
dans l’enfer de l’addiction aux jeux informatiques… »
1] A. Aufray, E. Davidenkoff, Libération, 09 mai 2002.
[2] Le Point, 25 janvier 2002, N°1532, Page 55.
Il n’y a guère, le ministère de l’éducation
nationale comptait un président du conseil national des programmes dans ses
rangs. L’un d’entre eux, Jean-Didier Vincent, Professeur de neurobiologie,
médecin et biologiste, succéda à Luc Ferry, lui-même président du CNP,
lorsqu’il fut promu ministre de l’éducation nationale. En 2003, il organise un
colloque sur le thème de l’ennui à
l’école. Avant que les actes ne soient publiés[1],
celui-ci est présenté dans une interview publiée dans Le Monde[2],
ici expliqué. Venant en renfort, un confrère du Monde de l’éducation l’assure : « Ce biologiste de renommée internationale, fondateur d’une nouvelle
discipline, la neuro-endocrinologie, s’est saisi des passions, du désir comme
thème d’étude. »[3]
Afin de circonscrire son objet, l’ennui ;
afin d’appréhender ses sujets, élèves et professeurs, le savant -dire toujours de
réputation internationale- nous
transporte dans d’étranges sphères.
Ce si haut personnage du Ministère de la
Jeunesse et de la science parle comme un enfant ! Avec lui, comme
pour les enfants, tout est comme... Il dit : « C'est COMME présenter... » ; « L’ennui,
[c’est] COMME une
douleur… »[4] ;
« l’élève […] réagit COMME
un petit animal... » ; « l’élève […] apparaît COMME désanimé... »
Curieuse science…
Il ajoute des « Quand l'élève ne sait
pas ce qu'est un livre, quant il n'est jamais allé dans un musée, quand
l'enseignement lui paraît étranger, la rencontre avec ces objets peut provoquer
de l'aversion. C'est COMME
présenter un film de cow-boys à un singe : il va s'ennuyer. »
En somme, Lorsqu’il aura épuisé les singes, il en viendra aux rats, c’est
çacom !
Homme de science, homme de grande culture, de
grande finesse et d’élégance, il n’en est pas moins un homme politique. Cette
dernière qualité l’oblige au pragmatisme. Pour les professeurs, il a trouvé un
destin : « Face à des élèves en situation de décrochage,
l’enseignant doit réagir et devenir la ‘prostituée du savoir’[5]
en faisant de l’enseignement un objet de désir. »
Jadis, de telles déclarations auraient provoqué
un tollé général…
[1] J.-D. Vincent, L’ennui à l’école, Albin Michel-CNDP, 2003, 124 pages.
[2] Le Monde, 13 janvier 2003.
[3] C. Bonrepaux, « L’enseignant doit savoir se vendre », in Le Monde de l’Education, ibid., « Savoir se vendre ! », janvier 2003.
[4]
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Alors ? Deux penseurs de l’école ou deux personnages de Tintin et Milou ?
Un tel charabia encensé par les médias ne fait-il pas honte à toute la profession ?
Le texte de 2008
Lycée expérimental, le lycée Auguste Blanqui sis
à Saint-Ouen n’en finit pas de susciter des vocations critiques. En quelques
années, pas moins de quatre ouvrages écrits par des professeurs ont vu le jour. Carole Diamant, professeur
de philosophie, commet un Ecole terrain
miné[1].
Sans doute inspirée par le rapport Obin[2],
« Le
fondamentalisme religieux menace l’école républicaine », elle y expose ses
angoisses nouvelles.
Elle se fait romancière,
se plaint d’être «taraudée [par] une peur comme une araignée
noire qui, peu à peu, prendrait au piège l’élan et la confiance sans
laquelle aucune transmission véritable n’est possible […] entre EUX et
MOI ». Mais elle ne dit pas si elle est noire, velue, horrible. Pauvre
bête… (Victor Hugo). Face à l’araignée noire, l’auteur se sent « misérable
animalcule aux relents pascaliens d’infinie petitesse. »
Elle se fait
journaliste. Elle présente son « témoignage ». Elle examine les « caractéristiques
de notre nouveau public ». Elle croit mettre en évidence, depuis trois ans,
une « diversité […] des origines culturelles de notre public. »,
une « hétérogénéité culturelle croissante », des « identités
religieuses, catholiques ou juives y compris »…
Elle se fait
comptable : «60% des élèves sont arabo-musulmans », On trouve même
des « copies de philosophie émaillées de références à Allah ». « Peu
à peu, les noms à consonance française se font plus rares. »… Elle peine à
compter les élèves Juifs, « ils ne sont plus que cinq ou six, sur près d’un
millier d’élèves. »
Quelle est donc le
contenu de cette forme politique d’arachnophobie ? Il est impossible de se
tromper. Le Coran raconte que le prophète Mahomet dut sa survie à une araignée.
En l’an 610, pourchassé par les Koraïchites, il dut fuir La Mecque ; une
araignée qu’il eut le bon sens de suivre le mena dans une grotte bien cachée.
C’est ainsi qu’il réussit à survivre pour fonder l’une des grandes religions
révélées. Telle est la véritable origine de la peur de l’araignée noire,
velue, horrible. L’auteur ne peut pas ne pas connaître cette légende…
[1] C. Diamant, Ecole, terrain miné, Paris, Editions Liana Lévi, 2005, 123 pages.
Qui ne se souvient des Nuits d’été de Théophile Gautier : « Le printemps est
venu ma belle / c’est le mois des amants
bénis… » (« Villanelle ») ? Qui ne se souvient de « La
Nuit d’octobre » d’Alfred de Musset : « C’était, il m’en
souvient, par une nuit d’automne/Triste et froide, à peu près semblable à
celle-ci… »
Qui se souvient des nuits d’octobre et de
novembre 2005, des milliers de voitures brûlaient ? Ecrit à chaud, en pleine
effervescence, « Les damnés de la terre » fait un compte rendu
politique de ces douze longues nuits illuminées de feu, tâchées de sang. Il
s’explique contre les incendiaires, les vrais, ceux qui instaurèrent les zones
franches, ceux qui se partagèrent le fric des marches publics d’Île-de-France,
les marchands de drogue, ceux qui organisèrent la désinformation… autant de bandits sans foi ni loi.
Il prend parti pour les jeunes révoltés, sans
réserve. Il prend parti contre ceux-là, paralysés par la trouille[1],
tâcherons du concept, toujours prêts à voler au secours de ceux qui les paient,
qui rattachaient leurs godasses en tremblant ; effrayés[2],
incapables de fourbir ne serait-ce qu’un embryon de réflexion, les journalistes
vedettes comptaient et recomptaient le nombre de voitures brûlées en s’emmêlant
les doigts dans leurs calculettes ; tous les amis des grandes causes
humanitaires, d’autant plus proches de la misère humaine qu’elle se trouve très
loin d’eux, se retrouvaient bec cloué. Tous les m’as-tu-vu, beaux parleurs et
bavards s’étaient mis en vacances universitaires. La grande peur des classes
dirigeantes et de leurs valets, les prétendues élites intellectuelles…
Pendant ce temps, soirée mondaine de novembre
2005, André Glucksmann présentait la traduction allemande de son ouvrage de
métaphysique Le Bien et le Mal à
Berlin…
[1] S. Faubert, « La trouille », in France Soir, 8 novembre 2005.
[2] J.-M. Thénard, « Farce tragique », in Libération, 8 novembre 2005.
A l’occasion de la
remise du Rapport sur l’enseignement de la grammaire de la maternelle au collège, le ministre de
l’éducation nationale adressait ses remerciements aux trois auteurs en ces termes : « Je
voudrais commencer par adresser tous mes remerciements aux trois auteurs pour leur remarquable
travail. C’est un rapport concis, qui va droit au but, un rapport qui
sait ce qu’il veut dire, et qui le dit avec clarté
et force. »
(29
novembre 2006). Une association de professeurs de lettres, SLL, publiait
un communiqué intitulé Un rapport qui redonne espoir, dans lequel on
pouvait lire : « Le collectif Sauver les lettres a pris connaissance avec
satisfaction du rapport d’Alain Bentolila et des mesures qu’il préconise pour
l’apprentissage de la grammaire, mais il doute de sa mise en oeuvre dans la
situation politique actuelle. » Etc.
C’est un sujet
d’étonnement qui ne se dément pas : la science officielle ministérielle n’a
même plus la pudeur de cacher sa nullité impressionnante et elle trouve
toujours des universitaires pour s’atteler à la besogne, elle trouve toujours
des journalistes installés sur les crêtes de la flatterie,
des syndicalistes dévoués...
Ce rapport, s’il
développe des thèses tout à fait stupides sur la grammaire, aussi bien eu égard
à sa place dans la langue, à sa place dans le travail scientifique, à sa place
dans un programme d’instruction pour jeunes élèves, témoigne éloquemment du
niveau de bêtise sociale ambiant, du renoncement aux règles élémentaires du bon
sens et de la rationalité.
Une lecture attentive de
ce rapport laisse cependant entrevoir l’objectif réel poursuivi par le
ministère : il ne s’agit nullement d’introduire les élèves de l’école
élémentaire ou du collège aux beautés de la langue, de leur apprendre à lire, à
écrire et bien moins encore de leur apprendre à penser, mais il s’agit de
mettre en place un semblant d’enseignement qui poursuive l’objectif de contrôle
de la parole.
Dans Le
voyageur et son ombre, Nietzsche écrit que « L’art d’écrire demande
des procédés de remplacement pour les genres d’expression que possède seul le
sujet parlant : gestes, accents, timbres, regards. Aussi, le style écrit
est-il très différent du style parlé,
et beaucoup plus difficile :
avec de moindres moyens, il veut se faire entendre aussi bien que ce
dernier. »
C’est peu dire que les contenus des programmes de français ont
subi des inflexions majeures depuis les premières décennies du siècle
dernier. En quelques dizaines d’années, le travail d’apprentissage de la
langue, lecture et écriture, proposé aux jeunes élèves a subi de telles
régressions qu’on peut, sans outrance, parler de la programmation d’une
véritable destruction de la langue. Par exemple, en matière
d’apprentissage de l’écriture, on est insensiblement passé de l’apprentissage
de la composition à celui de l’expression écrite ; de
l’apprentissage de l’expression écrite à la production d’écrits voire
à la trace écrite...
Ces traces
écrites ne sont-elles pas l’équivalent de ce que les psychologues appellent
stade du gribouillis ?
De
tous côtés, on affirme que deux conceptions antagoniques de l’école se
livreraient à une guerre sans merci. Elle serait principalement marquée par une
farouche opposition entre, d’une part, des positions dites pédagogistes dont le théoricien serait Philippe Meirieu et, d’autre
part, des positions dites antipédagogistes
dont les chefs de file seraient Marc Le Bris et Jean-Paul Brighelli.
Sur le blog[1] du second on peut lire un éloge enthousiaste du dernier ouvrage du premier, Bonheur d’école[2]. Le critique a lu un livre « passionnant, et passionné » dans lequel Marc Le Bris « fait l’éloge et la démonstration de la pédagogie -la vraie pédagogie, celle qui permet la transmission des savoirs […] et non le cadavre dont les constructivistes ont fait un modèle. » Une lecture attentive montre que, bien au contraire, et les ci-devant pédagogistes en seront pour leurs frais, cette opposition est une vraie complémentarité. Nous en présentons quelques aspects.
Sur le fond, Bonheur d’école présente
un programme complet à l’usage des écoles primaires.
Leçon I. Jean-Paul Brighelli écrit : « Qu’il s’agisse d’apprendre […]
l’histoire de la Révolution […] cet
instituteur met du cœur à l’ouvrage. »
En réalité, au-delà de contresens, anachronismes, erreurs sur les faits et
approximations conceptuelles aussi nombreux que graves, il convient
d’inscrire cet enseignement sur son sol
pédagogique, celui d’un renoncement à considérer l’histoire comme une
connaissance au profit d’un endoctrinement au monde des droits de l’homme dans sa version américaine ; sur son sol
politique, celui d’un enracinement dans la tradition contre-révolutionnaire
d’un Joseph de Maistre.
Leçon II. En matière de psychologie de
l’enfant, s’il ne parvient pas à fournir un début d’analyse critique des thèses
des dits constructivistes sensés être
les héritières de la psychologie cognitive de Jean Piaget, il en propose une
autre, héritière du behaviorisme dans
ses versions les plus frustres et les plus dangereuses. La transmission des
connaissances est conçue comme théorie générale de l’apprentissage par
mémorisation mécanique (engramme).
Leçon III. En matière pédagogique, il consacre
une place considérable à la discipline (instituteur potentat, surestimation de
la valeur des notes…). En matière de transmission des disciplines, d’un point
de vue quantitatif, il propose de revenir à l’école de Thiers (enseignement
primaire consacré presque entièrement à la lecture, l’écriture et le
calcul) ; d’un point de vue qualitatif, il préconise des méthodes d’apprentissage
directement calquées sur les techniques de conditionnement par renforcement. (Skinner box) On y défend la thèse
principale que toute compréhension
rationnelle du monde est radicalement impossible et que l’enseignement consiste
à domestiquer les élèves.
Jean-Paul Brighelli écrit : « C’est donc un livre empreint de
‘tradition’. » C’est vrai. Du côté de la philosophie, il
s’inscrit dans celle de l’utilitarisme et du pragmatisme. Du côté de la
psychologie, dans celle du comportementalisme de Skinner. Du côté de la
pédagogie, on le retrouve chez Thiers. Du côté politique, on renoue avec Joseph
de Maistre.
Jean-Paul Brighelli conclut son éloge ainsi : « Je souhaite évidemment à Bonheur d’école […] tout le succès possible.» En effet, il
serait dommage qu’une telle somme passe inaperçue.
Premiers éléments de
réflexion *
En abordant la question
des « compétences » et de leur transmission scolaire dans un article
récent, « L’approche par compétences : une mystification
pédagogique », on saura gré à Nico Hirtt d’avoir abordé l’enseignement par
un chemin peu fréquenté, celui de la soumission de l’enseignement aux
injonctions de l’entreprise, et ce, d’autant plus qu’il traite la question avec
sérieux, documents à l’appui, issus de multiples horizons, entreprises, OCDE,
commission européenne ; de multiples aires linguistiques, France,
Belgique, Hollande, Angleterre, Allemagne… Au total, un travail utile à tous.
Pour toutes ces raisons,
il mérite d’être lu, au premier chef. Cependant, on peut, même à chaud, ne pas
en partager tous les présupposés, le contenu, et même les conclusions. Ici, on présente une critique d’un aspect
des difficultés qu’il soumet à notre réflexion.
A propos des élites,
Nico Hirtt écrit : « Et les élites sociales continueront aussi de
s’assurer que leurs propres enfants aient accès à la formation humaniste
qui leur offrira la capacité de diriger le monde. » (page 14).
Il n’est pas inutile de
montrer qu’une telle remarque est frappée d’optimisme et il convient d’en
chercher la cause. Quant à l’optimisme, les exemples ci-dessous suffiront à en
caractériser le caractère très excessif ; quant à la cause, elle tient à
l’aspect très grossier de l’opposition savoirs et compétences. Il
n’est pas inutile aussi de montrer que leur contenu conceptuel est si
approximatif qu’ils mènent à des impasses théoriques et pratiques.