1920 – 1995 – 2002
De l'enseignement à la remédiation
Contribution pour la conférence de presse de Lire-Ecrire du 5 fevrier 2003
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"L'enseignement des mathématiques est un modèle pour toutes les autres disciplines. Plus que n'importe quel autre, c'est un enseignement qui a su se réformer et réfléchir à ses propres problèmes."
Luc Ferry, 
Ex Président du  Comité National des Programmes,
Ministre de l'Education Nationale 
In "L'échec des maths à l'école", Science et vie n°1008, sept. 2001



UN INSTANTANE EN SEPTEMBRE 2002
LA DYNAMIQUE NEGATIVE DE 1920 A 1995
CE QUE L’ON ENSEIGNE
COMMENT ON L’ENSEIGNE
QUELQUES REMARQUES EN GUISE DE CONCLUSION


UN INSTANTANE EN SEPTEMBRE 2002

Le 17/12/2002 , le Ministère de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche publie les résultats  des évaluations des élèves de cinquième, proposées pour la première fois cette année. L’ensemble de la presse n’en fera aucun commentaire. Pourtant, ces résultats ne manquent pas d’intérêt.

On posait, rappelons-le, à des élèves de cinquième,  les questions suivantes :

Exercice 23 :
Pierre a choisi un nombre. Il divise ce nombre par 5. Il trouve comme quotient 8 et comme reste 3. Quel est ce nombre ?

Réponse : 43 puisque  (5×8) + 3 = 43

Taux de réussite : 58 %  .

Plus de 4 élèves sur 10 ne savent pas automatiquement que 43 est égal à 5 fois 8 plus 3. Il n’y a qu’une explication possible : ils ne connaissent pas leurs tables de multiplication. Si ils ne les connaissent pas, c’est parce qu’ils ne les ont pas apprises.
Exercice 28 :
a) Pose et effectue la division 3978 : 13

Réponse :

Taux de réussite :  40,4 % .

6 élèves sur 10 ne savent pas faire la division de 3978 par 13.

b)  Pose et effectue la division 178,8 : 8

Réponse :

Taux de réussite :  25,8 % .

 Les  trois quarts des élèves français ne savent pas diviser un nombre décimal par un nombre à un chiffre .
***
Ces connaissances, fondamentales, relèvent d’apprentissages acquis  à l’école primaire 1 ) . Elles peuvent être rapidement revues à l’entrée en 6ème. Elles sont considérées comme définitivement acquises en cinquième et ne figurent donc plus parmi les connaissances à enseigner. Mais presque tous les élèves passeront dans la classe supérieure puisqu'un faible taux de redoublement est considéré officiellement comme  un critère de réussite du système scolaire…puisque cette pratique du passage automatique dans la classe supérieure est aussi soumise depuis longtemps à des calculs comptables à courte vue :  "réduction des coûts" 2 )  … Comment s’étonner qu’en terminale, des élèves prennent une calculette pour calculer 4 : 0,2 ?

Ainsi, manquant de bases assurées et solides, manques qui se cumulent d’un niveau au suivant, selon la formule magique consacrée, les élèves continueront d'"apprendre à apprendre” de manière purement formelle, ce qui ne fait que conforter le succès de  cette marotte des sciences de l'éducation2a ). La majorité d’entre eux obtiennent des diplômes validant au mieux des "compétences". N'ayant rien appris de solide si ce n'est des procédures isolées et déconnectées des liens nécessaires qui seuls sont producteurs de rationalité, ils auront tout loisir pour "apprendre tout le long de leur vie". Même les élites sont sélectionnées sur ce mode. Elles sont formées à un maniement superficiel de la langue, dite alors « langue de bois ». Ce qui ne les empêche pas de s’étonner ensuite du formalisme de l'enseignement !

Un peu contournés, les commentaires officiels ne manquent pas d'humour : "Les élèves ont du mal à traiter les divisions, difficultés liées à l’opération elle-même et à la taille des nombres."  Il est bien évident, en effet, que 3978 et 178,8 sont de bien grands nombres pour des petits élèves de cinquième , sans parler de 13, 8, 5 et 3 !

En présence de telles difficultés, que propose le ministère ?

Attendre  l'application des nouveaux programmes du primaire, élaborés sous la direction de Luc Ferry ?

L'abandon de la division d'un décimal par un entier  devrait au moins permettre le justificatif habituel : "Il s'agit d'une compétence en cours d'acquisition" come le voit dans  Le mot des IA-IPR de l'Académie de Créteil. Mais il y a mieux : faire les divisions à la calculette puisque "Les élèves doivent être capables d’utiliser des calculatrices comme moyen ordinaire de calcul (par exemple, dans la résolution de problèmes qui ne peuvent pas être traités mentalement)" ce qui signifie très exactement  faire à la calculette ce que l'on ne sait pas faire et qui est explicitement recommandé dans les récents programmes du primaire : " utiliser une calculatrice pour déterminer .. le quotient entier ou décimal (exact ou approché) de deux entiers ou d’un décimal par un entier", opérations dont l'exécution à la main ne figure pas au programme. La question reste donc ouverte : l'an prochain, y aura-t-il encore une évaluation en cinquième ? Si oui, y aura-t-il des questions sur les divisions ? S'il y en a, quelles seront-elles ? Effectuer la division de 178,8 par 8 à la calculette ?

En attendant, ce qui n'est pas contradictoire, il suffit :

1) de suivre les conseils de l'Association des Professeurs de Mathématiques de l'Enseignement Public et affirmer que les questions étaient trop compliquées :

"Il est regrettable que certaines compétences "de base" n'aient pas été évaluées dans des situations … plus simples, par exemple : la multiplication et la division par 10, … testées uniquement en calcul mental"
2 ) de continuer à faire silence. Si le ministère n'a pas convoqué la presse pour qu'elle commente ces résultats,on  a même recommandé avant même la publication officielle et de manière préventive que les parents ne soient pas informés individuellement de ceux de leurs propres enfants :
"Les premiers scores globaux de réussite que nous avons rassemblés paraissent au premier abord plutôt alarmants. Ils sont en tout cas décevants par rapport aux scores obtenus à l'évaluation de 6°. Il est d'ailleurs bon de rappeler que la communication de ces scores aux élèves ou à leurs parents n'est pas systématiquement prévue"

 

LA DYNAMIQUE NEGATIVE DE 1920 A 1995


"Pensez-vous que le niveau, notamment en français, a «baissé» ?
On n'en sait rien. Il n'existe pas d'instrument de mesure rigoureux pour l'affirmer. Même la comparaison que cite Luc Ferry à partir du certificat d'études de 1920 est tronquée : à l'époque, les instituteurs ne présentaient que leurs meilleurs élèves à l'examen. …Mais n'en restons pas là : disons aussi que dans d'autres domaines, les élèves sont meilleurs. C'est vrai en mathématiques."
Denis Paget, Snes-Fsu,
«L'âge d'or n'a jamais existé»
In Libération, 05/09/02

 

 Chacun en conviendra, il n'y a jamais eu d'âge d'or. Malheureusement, il faut craindre que  ceux qui introduisent la question en ces termes ont pour objectif de masquer l'état réel de l'enseignement. Aucun de ceux-là ne s’est risqué au moindre commentaire sur l'évaluation cinquième. Cela justifie la nécessité de parler de la "comparaison à partir du certificat d'études des années 1920" 4 ) que la D.E.P., Direction de l'évaluation et de la prospective,  a publié en 95 comme elle a publié les résultats de l'évaluation cinquième, sans lui assurer la moindre publicité. Au début des années 90, 9000 copies du Certificat d'Etudes Primaires ont été retrouvées aux Archives de la Somme. La D.E.P. a donc fait repasser à un échantillon d'élèves de 1995 considéré comme équivalent, un échantillon de problèmes posés entre 1923 et 1925.
Bien que l'on puisse montrer assez facilement que ce double échantillonnage est peu clair et destiné  à minimiser la chute de niveau entre 1920 et 1995, il donne les résultats suivants dans lesquels :
 

- on compare les résultats des élèves présentés au CEP ( à peu prés 55% d'une génération dont 90% obtenaient le diplôme, c'est-à-dire que 50 % de la génération avait le "certif." ) à la première moitié des classes concernées en 1995. On compare également – mais la DEP n'a pas publié ces chiffres que l'on peut extrapoler logiquement de ceux publiés – les résultats des élèves non présentés au CEP à ceux la deuxième moitié des classes concernées. Les pourcentages donnés infra représentent les taux de réussite au code 1 de correction qui signifie exactement "démarche correcte et complète, calculs exacts, avec ou sans unité". Il tolère donc des erreurs sur les unités, ce qui ne peut  que faire remonter relativement les statistiques des élèves de 1995.

- les problèmes posés sont des problèmes simples faisant partie de la culture générale arithmétique, aussi nécessaires pour la culture générale elle-même qu'à un artisan ou à un futur ingénieur, en 1920 comme en 2003. Citons en deux exemples pris dans la liste complète des vingt problèmes selectionnés par ceux des années 20  :
 

" Une salle à manger a un périmètre de 18,50 m et une longueur de 5,25 m. On veut recouvrir le parquet d'un tapis valant 15 F le mètre carré et de dimensions telles qu'il y ait le long des murs un espace de 0,40 m non recouvert. Quel sera le prix du tapis ?"
"En travaillant 8 heures par jour, un ouvrier ferait un travail en 15 jours. S'il veut le faire en 10 jours, combien doit-il travailler d'heures par jour ?"
Ensemble de la génération 
Les meilleurs élèves
(10% de l'effectif )
Présentés au CEP
ou la meilleure moitié 
Non présentés au CEP 
ou la deuxième moitié
1923/25
1995
1923/25
1995
1923/25
1995
1923/25
1995
61%
21%
99%
76%
80%
33%
42%
9%


On constate que le taux de réussite des meilleurs élèves chute puisqu’il passe de 99% à 76% pour l'élite comprenant 10% de l'effectif. Mais le taux de réussite chute d'autant plus que l'on s'éloigne de ladite élite pour arriver au fait que ce taux de réussite, divisé par 3 pour l'ensemble de la génération,  l'est  par 4 pour la deuxième partie des classes. Simultanément, le nombre d'élèves qui ne font pratiquement rien de juste ( 5 )dans la résolution du problème passe de 24% en 1920 à 61% en 1995.

Ceci suffit à expliquer qu'il ne soit plus possible de faire un cours digne de ce nom puisque cette activité suppose que la deuxième partie des classes comporte un nombre suffisant d'élèves en mesure de comprendre ce qu'explique l'enseignant. Aujourd'hui, l'école ne réalise plus ce que réalisait celle des années 20 puisque la résolution d'un problème simple est devenue impossible à une majorité d'élèves. On remarquera aussi que, tendanciellement, les résultats s'inversent : le pourcentage d'élèves scolarisés en 1920 réussissant complètement le problème (61%) est exactement équivalent au pourcentage d'élèves scolarisés en 1995 non en mesure, même en partie, de le résoudre.
 
 

CE QUE L’ON ENSEIGNE

 Il est inutile d’entreprendre de vastes études sociologiques pour comprendre que les élèves ont peu de chances de savoir ce que l'on ne leur a pas enseigné. D'autant plus que, si l'on considère que la connaissance n'est pas un magmas d'expériences ( 6 ) ,  mais suppose un minimum d'organisation, une logique et un ordre d'apprentissage, le fait de supprimer une partie du curriculum à un moment donné ne peut que perturber et rendre plus difficile l'apprentissage des notions restantes (surtout pour les élèves qui ont le plus de difficultés comme le montre la comparaison 1920 / 1995).

Un exemple : en 1920, l'apprentissage de la notion de nombre premier, de P.P.C.M. et de P.G.D.C. était effectué à l'école primaire. Outre son intérêt difficilement mesurable directement mais essentiel pour la  perception de l'irrégularité de la suite des entiers, part importante de la  "connaissance intime du nombre" ( 7 ), il intervient directement dans l'apprentissage des fractions. Toute notion introduisant les nombres premiers a été supprimée du programme du secondaire à partir de 1985. Le calcul du P.P.C.M. a récemment été rétabli en Terminale S, mais seulement pour les élèves choisissant l'option mathématiques. On continue à enseigner les fractions sans que les élèves disposent des outils arithmétiques permettant d'en avoir la maîtrise.

La maîtrise des opérations sur les décimaux, des opérations sur les fractions ( la division des fractions passe du CM1 en quatrième), des unités de volumes, des calculs d'aire du parallélogramme, du trapèze, du cercle, des volumes et aires latérales du cube, du pavé, du cylindre, du cône, des calculs de distance sur la sphère, des problèmes sur les vitesses ( seulement en quatrième), sur les mélanges, de l'essentiel du calcul sur les pourcentages, des règles d'intérêt… a disparu des programmes du primaire. Si l'on se réfère maintenant au contenu même de l'enseignement primaire, les quatre opérations sur les entiers étaient abordées dès le C.P. et enseignées complètement en C.E.. Maintenant, jusqu'au CE1, seule l'addition est enseignée. Et pour avoir une idée de ce qui est exigé en primaire, pour les nombres entiers, on apprend que " la division est une opération en cours d'acquisition en début de collège" et pour les décimaux, que " la multiplication des nombres décimaux est une nouveauté de la classe de sixième" ( 8 ) .

Depuis une vingtaine d'années, on proclame sans rire que la "résolution des problèmes" est au centre des programmes. On imagine la richesse des sujets traités lorsque les sujets de problèmes possibles et les techniques opératoires disponibles sont réduits de manière aussi drastique. Au moins jusqu'au CE2, les élèves s'entraîneront de manière hautement productive à la résolution des problèmes en choisissant entre… l'addition et l'addition.
 
 

COMMENT ON L’ENSEIGNE

Dans le livret "Lire au C.P." censé lutter contre l’illettrisme, la doctrine officielle dénonce  comme une faute le fait que « l’élève confond lire et deviner  » et propose d'y remédier. Les méthodes pédagogiques recommandées montrent ici la corde : si l'élève fait cette confusion, c'est que la méthode d'enseignement de la lecture a sous-estimé l'importance du déchiffrage syllabique et favorisé au contraire l'obligation à deviner. Lorsqu'on l'a formé à deviner et lorsque l'on a valorisé dès le plus jeune âge cette forme de non raisonnement qui se révèle être une vraie catastrophe, on est bien obligé d'y remédier et donc d'imposer le contraire de ce que l'on a fait précédemment. Nous sommes donc exactement aux antipodes de la construction de la pensée logique de l'élève qui s'appuie sur l'acquisition de savoirs et de méthodes pérennes permettant de réviser le cas échéant.

La situation est identique en arithmétique. Placé devant l'injonction de "construire son propre savoir " alors qu'il n'en a pas les moyens (la simple construction de l'algorithme de la division a pris des siècles), l'élève, sommé de découvrir, est obligé de deviner. Mais  comme il ne peut en fait trouver lui-même la solution éprouvée par un usage social sur plusieurs générations ( la "solution experte" ), on positive le fait - au nom de la "défense du sens" - qu'il en reste à des techniques nommées par démagogie  "procédures personnelles " alors qu'il s'agit en fait de formes primitives de calcul. Ainsi, comme il ne faut pas lui enseigner la "procédure experte" de la division, il prend l'habitude d'effectuer les divisions par soustractions successives –(J'ai des élèves arrivant en sixième qui font toutes leurs divisions ainsi). Ce faisant, il exécute la division de 529 par 18 en faisant les 29 soustractions successives qui commencent à 529 –  18 = 511, 511 – 18 = 493 et qui finissent à 25 – 18 = 7. Ce faisant, il ne passe pas au calcul (la division) mais reste au comptage, ce qui est dans la stricte continuité de la déconnexion entre apprentissage de la numération et du calcul instaurée par l'abandon en 70 de l'introduction des quatre opérations dès le CP. Ensuite, on lui enseigne au mieux un ersatz de division avec "possibilité de poser des produits partiels annexes pour déterminer certains chiffres du quotient" ( 9 ) : il calcule d'abord tous les multiples de 18 jusqu'à 9×18 = 162 pour pouvoir trouver le 9 et le 2 du quotient. On comprend la limitation forcée de l'apprentissage de la division au collège : " Calculer le quotient et le reste de la division euclidienne d’un nombre entier par un nombre entier d’un ou deux chiffres" . En effet, ces méthodes ne sont pas extensibles au cas général - qui s'appelle savoir faire une division - que l'élève ne maîtrisera  jamais. On imagine en effet ce que représente la simple division hors programme de 9963 par 347 lorsqu'on la fait par 28 soustractions successives de 347 ou en calculant d'abord la table de 347. Qui plus est, la réussite de 4 élèves sur 10 au  récent test de cinquième, division de 3978 par 13, prouve qu'elles ne permettent même pas d'apprendre les divisions comprises dans le domaine ridiculement réduit du programme, même lorsque elles se trouvent à sa limite inférieure  puisque ici 13 le diviseur choisi - par hasard ? - ne fait intervenir dans les calculs que les tables de 1 et 3.

M. Roland Charnay, membre de la commission qui a défini les programmes de mathématiques du primaire et du collège en 1995 les présentait ainsi dans un exposé sur la "Liaison Ecole-Sixième" le 8 Novembre 1995 : "Au cycle des approfondissements…, garder une référence constante au sens, ne pas mettre en place d'algorithme ou de procédure standard prématurés ; en sixième, avoir conscience de ce qui reste à faire et ne pas se limiter à des exercices techniques."  Ses conseils ont donc étés suivis au-delà de tout espoir, puisque les tests de cinquième prouvent que les "procédures standard" n'ont pas encore été mises en place en début de cinquième et que l'on n'a pas trop fait "d'exercices techniques" en sixième. Il est donc normal qu'il soit un des membres influents de la commission qui a mis en place les programmes de février 2002.
 
 

QUELQUES REMARQUES EN GUISE DE CONCLUSION

Depuis un bon nombre d'années la pédagogie est pensée en termes d'antagonismes mécanistes sans repérer les liens féconds qui existent entre les différents aspects de l'apprentissage : on oppose le concret à l'abstrait, la mémoire à l'intelligence, l'apprentissage de la numération à celui du calcul, la maîtrise du calcul à celle de la résolution des problèmes, etc..  La conséquence est claire : ce sont à chaque fois les deux aspects qui en souffrent. La preuve en est donnée par ce fait que les élèves sont aussi peu performants pour la pratique des opérations que pour la résolution des problèmes. Les différentes forces sociales qui ont été des acteurs de cette catastrophe éludent systématiquement leurs responsabilités en refusant d'aborder la question des contenus enseignés au primaire en français et en arithmétique ( 10 )  alors que ce sont les deux matières qui garantissent la compréhension de toutes les autres, comme du cursus ultérieur. Tous les prétextes sont bons, on fabrique artificiellement des arguments sociologiques ou psychologiques qui éludent la seule question : celle du contenu enseigné et celle des progressions. On s’arrête à d'autres explications sans les lier à la question principale. On met en avant, pêle-mêle :

- l'hétérogénéité des classes  alors  que la comparaison 1920/1995 montre qu'on l'a aggravée,
- l'ennui, la discipline : comment un élève qui ne comprend rien depuis cinq ans peut avoir d’autres solutions que l'ennui ou l'indiscipline ?
- la démission des parents alors que l'on impose des méthodes et des contenus, qui empêchent les parents d'aider leurs enfants, facteur actif de la dissolution des relations entre les générations ( 11 )
- la promotion du travail ( 12 ) : Que peut bien vouloir dire promotion du travail lorsque le pensum d'un élève est d'effectuer les divisions citées plus haut surtout si l'on décide "d'élever le niveau" en faisant des divisions de grands nombres avec les mêmes méthodes ?
Ces analyses ne sont pas seulement partielles et par là même fausses, elles masquent l'essentiel. Elles correspondent à des mesures qui ne font qu'aggraver les injonctions contradictoires auxquelles sont soumises les élèves et la tendance est de les placer, ainsi que les parents et les enseignants, de plus en plus sous l'étau de la "double contrainte" dont les psychologues savent très bien qu'elle rend fou. D'autant plus que la fuite en avant se traduit aussi par une accentuation de la différence entre les capacités réelles des élèves sur les connaissances de base et des ambitions démesurées : on va faire de la littérature et même de la philosophie en primaire sans savoir lire et proposer des sujets du niveau de l'agrégation de biologie au lycée à des élèves qui ont des difficultés dans toutes les matières de base. Lorsque l'on a quitté le terrain sûr de la cohérence des enseignements, une baisse des connaissances peut tout à fait se traduire par l'affichage d'objectifs démesurés, objectifs dont l'application rend encore plus formel l'apprentissage des élèves.

 Si l'on veut agir, il est intéressant de prévoir la forme des obstacles plus immédiats qui vont permettre la poursuite du refus d'aborder réellement la question-clef des programmes de français et d'arithmétique au primaire.  Les artisans des réformes des trente dernières années ont nié tout caractère positif à l'école de Jules Ferry caractérisée comme "exclusivement mécaniste" et en dissimulant toute information sur cette période. Le très officiel I.N.R.P., qui a publié un nombre astronomique d’études critiquant ces programmes pour justifier les programmes actuels, n'a jamais publié les programmes du primaire en mathématiques de 1920 à 1945 ; ils ne représentent en tout qu'une vingtaine de pages.

Il est vrai que le risque serait alors grand que la publication de quelques documents ne dévoilent  cette supercherie. Alors, on préfère se complaire dans la nostalgie, superficielle, du parfum de l'encre violette, des coups de règle sur les doigts. Cette réaction  néo-ferryste  rêve d'un âge d'or : la blouse grise, les élèves en rang ; mais ne touchons pas à l'essentiel, c'est-à-dire les programmes. On pourra ainsi continuer à occuper le temps scolaire à remédier à haute dose à l'indiscipline régnante puisque l'on s'astreint à ne pas en tarir les causes. Ici s’impose une citation d’un des pères, sinon du Père, de l’Instruction publique :

Avant tout , il faudrait ruiner dans l'esprit de nos maîtres une certaine idée de la discipline, idée fausse qui les égare: c'est l'assimilation à quelque degré de la discipline scolaire à la discipline militaire […]. Les prescriptions des règlements scolaires, l'uniformité d'exercices et de mouvements, la loi du silence et de l'immobilité et toutes les autres obligations que nous imposons dans nos écoles, ne viennent pas de la nature des choses ou des principes de la pédagogie, ce ne sont pas des devoirs moraux à proprement parler, mais seulement des nécessités résultant du fait matériel de la réunion d'un grand nombre d'enfants dans un même local, sous un même maître qui doit suffire à tout et à tous. Ce sont autant de gênes et de limites à la liberté , à la spontanéité, à la gaieté de l'enfance, qu'il nous est impossible d'éviter, mais qu'il serait absurde d'ériger en axiomes ou de prendre sérieusement comme points essentiels de discipline. Ils ne constituent pas la discipline, ils en font plutôt l'embarras et la complication.
Ferdinand Buisson,
Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, 1880, in article "Discipline"
 
 

Cabanac, le 24/01/2003
Michel Delord
Professeur certifié de mathématiques
C.A. de la Société Mathématique de France
Webpage : http://michel.delord.free.fr


[Pour plus de renseignements lire :
"Risque de divisions sur l'évaluation de l'évaluation"
http://michel.delord.free.fr/eval5.pdf
"Sur l'enseignement primaire en France"
Conférence donnée le 19 Avril 2002 à l'Université Bocconi de Milan dans le cadre du colloque :
"Le direzioni del cambiamento. L´insegnamento della matematica dopo le riforme"
Extraits en italien - Intégrale en français ]


Notes
( 1 )
La division d'un nombre décimal par un entier faisait partie du programme de 1995 de l'école primaire, programme auquel correspond cet ensemble d'élèves.
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( 2 )
Le communiqué du conseil des ministres sur “Les principes directeurs de la réforme de l'enseignement du second degré”, qui, le 16 Janvier 1974, ne faisait pas dans la dentelle des justifications à base des sciences de l'éducation,  précisait d'entrée en son point e) intitulé "Suppression des redoublements" :

Le recours abusif au redoublement sera énergiquement banni. La fréquence excessive des redoublements d'un taux exceptionnellement élevé en France, comparativement à d'autres pays, est une des plaies majeures de notre système éducatif. Elle provoque un alourdissement notable des effectifs scolaires et corrélativement des charges supplémentaires importantes.
Et aussi Jean Andrieu ( PS, FCPE , Membre du Conseil Economique et Social ) dans "Perspectives d’évolution des rapports de l’école et du monde économique face à la nouvelle révolution industrielle ", Rapport au Conseil Economique et Social ( 1987 ) :
 
"Aussi, le Conseil économique et social ne peut-il que s'inquiéter de l'importance des dysfonctionnements ou des difficultés qui conduit à placer l'école française dans les tous premiers rangs en matière de redoublements !
Sensible sur ce point aux travaux faisant apparaître combien le redoublement est intériorisé, notamment par l'enfant jeune, comme un signal de régression et une manière de rupture avec le désir mimétique d’acquisition et d’appropriation du savoir, le Conseil économique et social s’étonne du peu d’empressement mis à rechercher et à mettre en œuvre les voies et les moyens de nouvelles modalités d'aide et de soutien personnalisés, appelés à se substituer à la pratique fourre-tout du redoublement-couperet.
Renvoyer en effet sur la ligne de départ celui qui n'a pu franchir la haie sans lui proposer rien d'autre qu’un nouvel essai dont on n'aurait même pas su affiner la technique, c'est proprement le condamner au fatalisme de la haie et le laisser en deçà de l'obstacle. L'école de l'échec trouve là tout à la fois son fondement et sa pérennité.
Chaque année un écolier sur dix, un collégien sur huit, un lycéen sur six, un étudiant sur trois paient ainsi le lourd, le mutilant tribut de l'échec, du redoublement, du découragement, du renoncement.
Chaque année, il est possible d'estimer à plus de 25 milliards de francs le seul coût des redoublements pour le seul ensemble de ceux et de celles qui du cours préparatoire parviennent aux classes terminales des seconds cycles."


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( 2a )
"Apprendre à apprendre " et "apprendre tout au long de la vie " fonctionnent à la fois comme les deux mâchoires d'un étau et comme les deux pôles d'un grand circuit. Lorsqu'un pan du savoir a été enseigné de manière incohérente ou a été vidé de son contenu, il est évident qu'il n'est pas maîtrisé. Alors, l'attention se focalise sur la méthode et, évidemment, les analyses savantes arrivent à point nommé pour montrer que l'élève n'a pas su apprendre alors qu'il n'a pas pu apprendre. Puis, on propose qu'il "apprenne à apprendre", ce qui fige et aggrave encore la situation. Le vide aspirant toujours plus de vide, on produit la demande d'encore plus "d'apprendre à apprendre". Et comme il sort de l'enseignement obligatoire dans cet état désastreux, il ne lui reste plus qu'à "apprendre tout au long de la vie" et même à "apprendre à apprendre tout au long de la vie". Il est clair que cette critique ne vise ni la nécessité de "méthodes de l'esprit"  ni celle de mise à jour des connaissances : elle tente au contraire, de les remettre à leur place.
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( 3 )
Publié le 24 Octobre 2002 dans  "Premières réflexions à propos de l'évaluation nationale en 5°", texte   du groupe collège de l'Académie de Créteil,  préfacé par les inspecteurs d'académie IA-IPR C.Perfetta et A.Voisin.
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( 4 )
V. Dejonghe, J. Levasseur, B. Alinaudm, C. Peretti, J-C. Petrone, C. Pons, Claude Thelot, Connaissances en français et en calcul des élèves des années 20 et d'aujourd'hui : comparaison à partir des épreuves du Certificat d'Etudes Primaires, Les dossiers d'Education et Formations, n°62 , Ministère de l'Education Nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche la Recherche, Direction de l'évaluation et de a prospective, février 1996, 125 pages.
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( 5 ) Ces éléments sont donnés à la page 30 du fascicule de la D.E.P.. Ces taux cumulent les codes 1, 2 et 3 définis par

Code 1 : démarche correcte et complète, calculs exacts, avec ou sans unité.
Code 2 : démarche correctement engagée mais incomplète, calculs effectués exacts.
Code 3 : démarche correcte, complète ou incomplète, avec au moins un calcul erroné.
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( 6 )
Henri Lebesgue s'opposait déjà à la transformation des mathématiques de "monument" en "tas" dans "La mesure des grandeurs" en 1936.
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( 7 )
René Thom, Prédire n'est pas expliquer, Edition  Champs- Flammarion – 1991, page 13.
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( 8 )
Programme actuel des collèges depuis 1995.
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( 8 - 1)

L'idée qu'il faut introduire la division comme une soustraction qui se répète n'est pas nouvelle puisque c'est la position centrale de la pédagogie des IO de 1880 à 1945 exprimée déjà dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson en 1887:

" La division n'est autre chose qu'une série de soustractions dans lesquelles le nombre à soustraire est toujours le même; on le fera aisément comprendre sur de petits nombres" (Article Arithmétique, TI, p. 116 ).
Le double mérite des spécialistes de la didactique des mathématiques actuellement dominants – par exemple les auteurs des documents d'accompagnement des programmes du primaire - est d'avoir d'abord supprimé cette introduction pour en donner une version ensembliste "non-enseignable" dans les années 70; puis,  au nom du "sens de l'opération", de l'avoir rétablie en la déformant – pour justifier qu'il ne s'agissait pas d'un "retour au passé" précédemment critiqué? –  pour en faire, dans l'esprit des élèves si ce n'est théoriquement, un substitut à l'apprentissage complet de l'algorithme de l'opération considéré comme dépassé puisque "La diffusion maintenant généralisée des calculatrices rend moins nécessaire la virtuosité des élèves dans les techniques opératoires (calcul posé)" ( BO N° 1, 14/02/02, p. 83).

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( 8a )

Copie d'élève de sixième - Janvier 2003

L'élève, de bon niveau, obtient 17,5 sur 20 au contrôle suivant de technique de la division ( 8 divisions dont la dernière est 1 347 512 par 5837). Mais dans le cadre du problème  Convertir 232 412 secondes en jours, heures, minutes , secondes, elle restitue spontanément ce qu'on lui a appris : elle ne peut pas comprendre  la nécessité de la division qui a justement été inventée pour ne pas faire des suites de soustractions. Elle ne peut comprendre non plus – mais on ne désire plus l'enseigner car, depuis les mathématiques modernes , "ce ne sont pas des mathématiques " … tout en s'étonnant que les élèves n'aient plus le "sens des opérations" – les caractéristiques en termes d'analyse dimensionnelle de la division. Et, bien sûr, le calcul est faux puisque un des avantages de la "procédure experte " est de minimiser les risques d'erreur par rapport à la "procédure personnelle" qui consiste à l'effectuer par soustractions successives. Comme l'exprime le titre d'un livre de Guy Morel à paraître : " Vos enfants ne sont pas nés idiots. Pourquoi l'école les rend-elle ignorants ?". Je n'insiste pas sur le désespoir de l'élève qui pleurait à la fin du contrôle dont elle n'avait pu bien évidemment faire qu'une partie ni sur le fait qu'elle s'auto-accusait de ne pas avoir appris sa leçon…
 
 
 

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Document d'accompagnement des programmes du cycle 3 de Février 2002 , p. 26.
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Le niveau primaire s'étend logiquement jusqu'à la cinquième.
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Une revendication centrale devrait être l'emploi d'un vocabulaire stable pour tous les apprentissages fondamentaux car il y a très peu de chances que "les dernières découvertes scientifiques ", nom avantageux de la dernière lubie d'un bureaucrate qui assure ainsi sa promotion, touche le théorème de Pythagore, l'addition des nombres entiers ou la notion de sujet en grammaire.
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Luc Ferry : "Il faut revaloriser la pédagogie du travail", in Le Monde du 23/05/2002. Cet article, publié entre les deux tours des élections, est le  véritable programme Ferry. Il  y "définit  ses trois dossiers prioritaires : la lutte contre l'illettrisme, la valorisation de l'enseignement professionnel et la réaffirmation de l'autorité à l'école", le moyen principal en étant l'exact contraire puisque défini par la directive suivante : "Il faudra donc commencer par veiller à ce que les nouveaux programmes de l'école soient réellement mis en œuvre".