De la zizanie chez les antipédagos

Blog Interview de Michel Delord par Luc Cédelle 
Novembre 2010


Partie I
Partie II

Avec des compléments et commentaires sur les parties en vert italique


De la zizanie chez les antipédagos (1)
27 novembre 2010


Cela fait un bail que je connais Michel Delord. Cela remonte à la pétition lancée contre les programmes du primaire de 2002, alors en préparation. Avec deux autres personnes, il était à l’origine de cette pétition, qu’un sénateur nommé Darcos avait alors signée, malgré sa formulation très virulente. Michel Delord s’était étonné que je le range dans les « réacs » et avait amorcé un dialogue, difficile, sur ce thème.

Aujourd’hui, après un engagement  de 10 ans au côté des « antipédagogistes » les plus radicaux, après avoir inspiré - j’en témoigne car, à chaque fois, il m’en avait parlé bien avant - la création du GRIP (groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes) puis le lancement de l’expérimentation SLECC (savoir lire, écrire, compter, calculer), Michel Delord s’est fait, en mai dernier, « virer » de ces deux groupes.

Au-delà de l’anecdote personnelle, c’est un nouvel indice d’éclatement de la mouvance « antipédagogiste », habilement compromise par Xavier Darcos aux côtés de la droite au pouvoir, et dont les libéraux, finalement plus solides et mieux organisés, sont actuellement en train de récupérer les principaux thèmes d’agitation.

Les ex-amis de Michel Delord, qui ne le trouvaient pas fou du tout lorsqu’il abondait dans leur sens et forgeait des outils à leur bénéfice, laissent entendre aujourd’hui que cette exclusion est la conséquence fatale et affligeante de son caractère impraticable. Possible.

Néanmoins, comment ne pas remarquer que le profil « impraticable » est à des degrés divers très bien porté dans cette mouvance où l’on prise beaucoup les postures de « résistant » et où les individualités, si ce n’est les ambitions, sont très affirmées.

D’autre part, cette rupture se fait aussi sur des désaccords de fond, apparus peu à peu, et qui ont leur intérêt dans le débat éducatif, donc leur intérêt pour tous. Les « antipédagogistes » - qu’ils se reconnaissent ou non dans cette étiquette dont ils sont les inventeurs - ont de multiples et graves défauts sur lesquels j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sans concessions.

Ils ont aussi, parfois malgré eux, une qualité que personne ne peut leur dénier : faire réfléchir sur ce qu’on appelle la pédagogie et venir « intranquilliser » ceux qui s’en réclament.

De ce point de vue, Michel Delord a déjà un beau bilan. Qu’il porte aujourd’hui atteinte à la tranquillité de ses propres amis et que ces derniers portent à leur tour atteinte à la sienne ne fait que le renforcer.

Réfractaire au point de vue « instructionniste » développé par Michel Delord, je suis évidemment très loin d’être en accord avec tout ce qui suit, mais je suis persuadé que cela mérite d’être lu et médité.

L.C.

 

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Ma première question a forcément un tour personnel : auriez-vous un profil psychologique particulier, seriez-vous atteint d’une pathologie comportementale vous amenant systématiquement, où que vous soyez, vers la rupture ?

Chacun a son profil et certaines conditions ont modelé le mien. Au début des années 70, je me suis opposé à la réforme dite des « maths modernes » au primaire et au collège. En revanche, je la trouvais utile à partir de la fin du secondaire. C’était un véritable isolement. Pour pouvoir participer au débat officiel, il fallait appartenir à un des deux clans, soit entièrement « pro » soit entièrement « anti », qui considéraient donc ma position comme celle d’un traître.

J’étais jeune et peu sûr de moi, j’avais du mal à imaginer que ce que je pensais avait une valeur. J’ai donc passé, en solitaire, beaucoup de temps à essayer de comprendre pourquoi on en était là. Prudemment je n’avançais publiquement des arguments que lorsqu’ils étaient confirmés par plusieurs sources et par plusieurs raisonnements indépendants. J’ai donc une certaine difficulté à supporter les discours superficiels, imprécis et manipulateurs. 

La même situation - de refus d’une problématique que je considère comme fausse - s’est représentée plus tard, quand ma critique du néolibéralisme et de la mercantilisation de l’enseignement ne me poussait à défendre ni l’Etat ni la bureaucratie, syndicale en particulier. [Compléments-01: Fausses problématiques I ] [Complément-06 : Fausse problématique II - Textes de référence ]

Cela étant, la nature exclusivement psycho-pathologique des arguments employés pour demander mon exclusion du GRIP avait surtout comme fonction de masquer des oppositions à certaines de mes idées, auxquelles mes opposants étaient incapables de répondre. 

L’identification du « déviant » et son exclusion après un refus de sa part de se livrer à l’autocritique sont caractéristiques des systèmes de pensée fermés où, par exemple, le camarade modèle devient soudain un traître. Avez-vous le sentiment de vous trouver dans ce type de configuration ?

Oui, j’ai pu constater cette brutale bascule entre les deux versants de l’irrationnel, commençant dans le fusionnel pour finir dans la haine.

Le jour même de mon exclusion, le GRIP a fait disparaître de sa page de liens toute référence à mon site. C’est d’ailleurs une histoire qui se répète car lorsque la « Troisième voie  » - qui se réclame de « l’enseignement explicite » - est partie du GRIP en 2006, elle a fait de même avec le GRIP. Et  c’est aussi ce qu’ont reproduit Marc le Bris et « Trans-Maître  » après avoir quitté le GRIP en 2008.

Pour employer votre expression,  ce type de configuration existe en fait dans la grande majorité des organisations et se manifeste surtout lorsque sont abordées des questions de fond. A mon sens, c’est l’incapacité à défendre ses positions qui pousse à personnaliser le débat et à se débarrasser de la personne en croyant que cela supprimera les problèmes qu’elle évoque ou provoque.

Mais pourquoi prêter à vos détracteurs une incapacité à vous répondre ?

Pour des raisons de fond dont ils ne sont pas responsables mais qu’ils n’ont pas envie d’explorer. Dans beaucoup de domaines, pas seulement dans l’enseignement, une partie de la richesse du passé et de son histoire ont  tendance à disparaître des mémoires.

Soit explicitement au nom d’un anti-intellectualisme se réclamant exclusivement de l’expérience « immédiate et concrète », trait international comme le note E.D. Hirsch , qui classe l’anti-intellectualisme parmi les sept causes principales de la faillite scolaire. Soit en racontant une fausse histoire qui rend incompréhensible le présent dans sa liaison avec le passé.

Or si l’on veut dépasser cette richesse passée, ce qui est bien l’objectif, il faut d’abord la connaître au risque de se condamner à réinventer indéfiniment la roue.

Le rapport entre l’innovation et la défense d’une tradition, déjà peu simple, est compliqué par le fait que la nature des réformes scolaires n’est pas différente de celle des réformes générales de la société. Si le réformisme a d’abord été historiquement un synonyme général de progrès social, il est arrivé un moment où les partis politiques n’ont plus rien promis de positif pour ne pas avoir à trahir leurs promesses. Et maintenant, ils proposent - et appliquent - des réformes dont le contenu est partiellement ou entièrement régressif. [Complément-08 : Nature des réformes : Avant l'Etat povidence ]

Une chose est sûre : la forme mercantile envahit tous les domaines de la vie sociale et personnelle. Et la principale caractéristique de cette forme est l’exigence de croissance absolue qui ne peut se manifester qu’en rendant obsolète tout ce qui existe. La tendance fondamentale de nos sociétés est donc l’innovation contre la tradition y compris et surtout sur le marché des idées.

Reste une question : sous la pression des mouvements sociaux, va-t-on voir refleurir dans l’enseignement comme ailleurs, des mouvements politiques qui se comporteront en véritables traîtres, c’est-à-dire qui feront des promesses positives qu’ils ne tiendront pas ?

Mais vos ex-amis, aussi bien que vous et comme beaucoup d’autres, manient cette notion de « contre-réforme » ou de « réforme régressive ». En quoi cela atteste-t-il du défaut d’argumentation que vous leur reprochez ? »

Du côté de mes “ex-amis” : je n’ai pu que noter pour le moment une absence totale de réponse publique ou privée aux questions de fond posées à l’intérieur du GRIP. Que le silence continue ou que des réponses apparaissent, nous aurons à ce moment là plus d’éléments pour répondre et pour voir comment le  GRIP articule ses positions actuelles avec le contenu des réformes du passé. Et en évitant la fausse surenchère pour ne pas rentrer dans la problématique.

Alors que vous étiez violemment hostile aux programmes du primaire de 2002 et à l’origine de leur mise en cause, le GRIP n’a pas, à ma connaissance, formellement approuvé les nouveaux programmes de 2008. C’est là une position que vous aviez défendue, pourquoi ?

Le GRIP a en effet publié, en mars 2008, un communiqué  dans lequel il n’approuvait pas les programmes du primaire. Mais j’avais déjà écrit un mois plus tôt un texte interne beaucoup plus critique dans lequel non seulement je n’approuvais pas ces programmes mais je disais que, présentés ainsi et dans un tel contexte, ils avaient de fortes chances d’ « aboutir à une véritable catastrophe ».

Approuvés par un certain nombre d’antipédagogistes car ces programmes mettaient en avant des questions de méthodes - notamment la critique du constructivisme -  et non des questions de contenu, ils ne me semblaient  pas marquer une rupture suffisante pour permettre un nouveau cours.

Plus encore, les conséquences pouvaient en être négatives faute d’une formation adéquate des enseignants sur certains aspects fondamentaux des programmes : j’ai rencontré des inspecteurs d’académie qui me l’ont dit très précisément en citant  plusieurs points qui posent le problème du rapport entre la linguistique et la grammaire classique - « sujet » ou « groupe sujet », « déterminant » par exemple - ou du rapport entre les maths modernes et l’arithmétique classique.

Et ils pensaient non seulement aux difficultés des maîtres mais à celles des formateurs. Et surtout, ces nouveaux programmes allaient être publiés dans un contexte national et international d’évaluationnite aiguë, d’ailleurs justifiée par le mouvement antipédagogiste qui s’appuyait sur une analyse de part en part fausse : si l’on obtient la liberté de l’enseignement, on doit avoir un contrôle des résultats.

Je vous trouve osé, là… Dès qu’il est question d’évaluation, vous dégainez le concept d’évaluationnite ! Vous voudriez que les enseignants fassent ce qu’ils veulent comme ils le veulent et quand ils le veulent ? Avec l’argent de l’Etat et sans jamais de comptes à rendre sur leurs résultats ? Dans  ces conditions, effectivement, il n’y aurait plus que le marché comme arbitre…

La question de l’évaluation est au croisement de la liberté pédagogique, du rôle des programmes et ce que l’on appelle maintenant  les modes de gouvernance… Elle est centrale, très complexe et très mal abordée.

Ce que l’on appelle depuis une trentaine d’années « l’évaluation » recouvre en gros toutes les méthodes de contrôle de fonctionnement du système scolaire, en particulier du niveau des élèves, basées principalement sur des tests et utilisant le plus souvent un fort appareillage statistique, censé donner un caractère scientifique à la chose.

Ces méthodes représentent l’extension des formes mercantiles à l’enseignement. Un aspect aujourd’hui central à Bercy et dans tous les rectorats est la nouvelle gouvernance de l’appareil scolaire, centrée sur la gestion des flux d’élèves, considérant par exemple le redoublement  sous sa « dimension économique tout d’abord […], sa dimension pédagogique ensuite»

Elle n’est pas éloignée de deux autres conceptions. Celle qui pose le problème en termes de deal  entre l’octroi de la liberté pédagogique et « l’obligation de résultats ». Et l’autre, complémentaire, qui confond l’appréciation de la valeur du système scolaire et l’appréciation du travail d’un maître.

Cette dernière se passait sous la forme d’inspections dont le contenu consistait avant-guerre non pas à construire son avis exclusivement à partir de la leçon du jour  - c’est ce qui est fait aujourd’hui et c’est cela qui mérite d’être taxé de ringardise - mais notamment à poser aux élèves des questions permettant de savoir ce qu’ils avaient retenu des leçons des mois précédents.

Il n’est nullement question que les enseignants fassent « ce qu’ils veulent… » car ils doivent suivre les programmes. La liberté pédagogique ne signifie pas l’autorisation de faire n’importe quoi et s’exerce dans le cadre des programmes, à condition qu’ils soient cohérents et riches.

Mais la liberté pédagogique devient effectivement n’importe quoi lorsque les programmes sont de piètre qualité, lorsque l’enseignant n’a pas une formation disciplinaire suffisante et lorsqu’il est en face d’élèves qui ne possèdent pas majoritairement les prérequis nécessaires pour assimiler ce que l’on est censé leur apprendre.

Je n’ai pas la prétention de convaincre qui que ce soit en quelques mots  sur un sujet aussi fondamental. Cependant une remarque : l’école primaire jusqu’aux années 50 en France, n’organisait ni tests, ni évaluations au sens où cela est entendu maintenant. Il serait peut-être judicieux de comprendre comment elle procédait.

Attendez… Vous êtes en train de nous vanter l’école des années 1950 ? Vous n’avez pas peur du ridicule et de la ringardise rétro?

Jamais et je le prouve. Si j’ai de sérieuses critiques sur l’école des années 50, je défendrai sur ce point l’école des années 1880, moins bureaucratisée qui, elle, abritait des positions sur les concours à faire convulser un républicain actuel et n’avait pas encore l’ascenseur social comme objectif central.

Si elle pratiquait le  classement - c’est-à-dire, selon Ferdinand Buisson, la formation des classes - le redoublement et le saut de classe, elle n’employait pas encore la notation chiffrée qui n’est obligatoire, et encore seulement pour les compositions, qu’à partir d’un décret du 5 juin 1890.

Le fond du problème est que la mise en place des “systèmes d’évaluations” a eu comme résultat de déposséder les instituteurs qui, ne l’oublions pas, étaient les seuls à réellement connaître leurs élèves, de tout pouvoir sur leurs orientations. C’est donc une réforme qui a atteint globalement ses objectifs.

Propos recueillis par Luc Cédelle


De la zizanie chez les antipédagos (2)
30 novembre 2010

Suite et fin de la blog-interview de Michel Delord, professeur certifié de mathématiques fraîchement retraité et ci-devant co-fondateur du GRIP (groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes) et de l’expérimentation SLECC (savoir lire, écrire, compter, calculer).

Exclu en mai dernier de ces deux structures composant Le laboratoire des « antipédagogistes » (titre de l’enquête que je leur avais consacrée en septembre 2006 dans Le Monde de l’éducation), Michel Delord s’explique ici sur les désaccords à l’origine de cette rupture.

Par sa virulence et ce que je considère comme le caractère extrême de ses thèses, Michel Delord m’a beaucoup heurté et me heurte encore.

Il n’en reste pas moins un acteur du débat et un passionné d’histoire de l’éducation, se réclamant des pédagogues révolutionnaires du XIXe siècle, comme Ferdinand Buisson, Francisco Ferrer ou le mathématicien Charles-Ange Laisant.

Autant de particularités qui rendent impossible de le cantonner raisonnablement dans la galaxie des « nouveaux réacs » et qui, par-delà les réserves et les perplexités ou même les indignations que peut susciter son propos, confèrent à celui-ci un intérêt certain.

L.C.


Au sein du GRIP, puis dans le sillage de l’expérimentation SLECC vous n’aviez, au départ, que des amis. Et la cohésion de l’ensemble paraissait solide. Sur quels thèmes de premières fissures sont-elles apparues ?

Au début essentiellement sur deux thèmes : l’apprentissage de la lecture et l’attitude vis-à-vis des partis politiques.

Sur l’apprentissage de la lecture : je pensais qu’il y avait une double erreur dans le fait de le poser dans le cadre de l’opposition globale / syllabique, d’abord parce que cette problématique était fausse en elle-même et ensuite parce qu’elle mettait en avant la lecture aux dépens de l’écriture.

Ensuite je trouvais que l’attitude du GRIP par rapport aux politiques, et notamment celle de Marc le Bris, était soit naïve soit manipulatrice. J’avais tenté dès 2007 de prévenir que nous serions « en permanence dans une position difficile »vis-à-vis du ministère et des politiques qui n’auraient de cesse de « nous utiliser dans leur propre intérêt ». Hélas, je n’ai pas eu grand succès.[Complément-02 : Nous utiliser dans leur propre intérêt... ]

Autre point devenu progressivement important : le statut à accorder au « par cœur ». Autant j’ai défendu depuis longtemps l’absolue nécessité de « savoir par cœur »certaines choses, autant je pense que cette exigence ne se confond pas avec l’idée  « d’apprendre exclusivement par cœur » !

Autrement dit : oui, il faut connaître des mécanismes mais, sauf exception, la condition pour les connaître est justement un enseignement non mécaniste des mécanismes.

Et cette apologie d’un enseignement mécaniste est bien ce qui a été la grande faiblesse de l’enseignement des années 50/70. C’est précisément ce qui a permis aux « nouvelles méthodes », qui opposaient à tort le mécanique et l’intelligent, la compréhension et la mémoire, etc. de s’imposer.

La reprise de thèses mécanistes, notamment par Marc Le Bris, correspond à ce que je redoutais déjà en 1999 et revient à mon avis à vouloir reconstruire indéfiniment, au prix d’une perte d’énergie considérable, un système qui n’a pas tenu le choc devant la première offensive du « décervelage structuraliste ».

Ces désaccords-là étaient présents pratiquement dès le départ. D’autres sont-ils venus s’y ajouter ?

On peut remarquer que juste avant mon exclusion j’avais demandé des éclaircissements sur la conformité des activités de publication du GRIP, mais depuis un an d’autres sujets de friction étaient apparus. Je vais en expliciter deux, qui me semblent les moins anecdotiques.

Le premier renvoie à la problématique du libéralisme et de l’étatisme. Le GRIP s’est majoritairement prononcé pour agir exclusivement dans le cadre des écoles publiques et des écoles sous contrat . Je pensais qu’il ne fallait bloquer aucune possibilité de travail, que ce soit dans ou hors l’éducation nationale. [Complément-03 : Dans ou hors de l'éducation nationale ?]

Comment ? Après tout votre discours sur la « mercantilisation », vous vous retrouvez finalement sur la même ligne que les libéraux qui veulent réhabiliter « l’instruction » dans les écoles hors contrat, donc hors obligation de programmes ! Là, je n’arrive plus à vous suivre…

C’est peut-être déroutant, mais beaucoup moins compliqué qu’il n’y paraît. Premier point : l’appartenance au secteur d’Etat n’est pas une garantie contre le  mercantilisme. Deuxième point : je suis un défenseur de l’instruction publique… et laïque ! Troisième point : cette instruction publique n’est pas obligatoirement - et même loin de là - une instruction d’Etat.

Il y a, sur le plan théorique, des textes très sérieux de Ferdinand Buisson sur le sujet. Va-t-on dire qu’il n’était pas favorable à l’instruction publique ? Et sur le plan pratique, le même Buisson a défendu le pédagogue libertaire Paul Robin et son orphelinat de Cempuis, qui ne dépendait pas de l’État mais d’une collectivité locale.

J’ajoute que, s’il faut donner des gages de gauche, ou tout du moins de « non-droite », qu’il n’y a aucun texte de Marx - présenté à gauche comme le plus étatiste des étatistes - qui défende l’école d’Etat. Au contraire tous ses textes y sont opposés.

Dans le même ordre d’idées, un congrès de la CGT d’avant la scission de 1921 a condamné à une forte  majorité l’enseignement d’Etat. Plus près de nous, je peux me permettre cette question : un enseignant laïque devait-il s’interdire de travailler à l’école privée hors-contrat de Célestin Freinet à St-Paul-de-Vence ?[Complément-05 : Référence anti-étatiques : La nationalisation des bordels est-elle une mesure socialiste ?]

La question de fond pour l’appréciation de la valeur d’une école n’est donc pas qu’elle soit dans le secteur d’Etat ou hors de celui-ci, mais plutôt la qualité de ses programmes, son caractère laïque ou non et son attitude par rapport, justement, à la « mercantilisation » de l’école.

Enfin, même si je privilégie l’action dans le cadre de l’enseignement public actuel, celui-ci me paraît à ce point affaibli qu’il n’est peut-être pas prudent de limiter d’avance toute action à ce cadre étatique.

Et quel était - puisque je vous ai coupé - l’autre sujet de friction apparu depuis un an ?

Un long débat a porté sur la publication par le GRIP du manuel de grammaire du CE1 : les auteurs voulaient une publication en mai 2010, les autres pensant que pour la qualité de cette publication, il valait mieux la reporter.

Restons-en à une remarque : le GRIP, dont le « P » signifie programme et le « I » interdisciplinarité, en est arrivé à publier un manuel de grammaire sans avoir écrit ni les programmes de français ni même ceux d’orthographe.

De plus, il lui faudra des enseignants prêts à obéir aveuglement puisqu’ils devront, par exemple, suivre une progression de grammaire sans qu’on ne leur explique nulle part pourquoi ils doivent enseigner le sujet et non pas le groupe sujet et pourquoi il faut rejeter l’enseignement initial des déterminants…

Il y a eu encore d’autres thèmes de débat, que je ne peux pas tous aborder ici et que l’on peut trouver dans ma profession de foi .

Vous étiez présent lors des deux réunions officieuses (car non inscrites à l’agenda officiel du ministre) auxquelles Xavier Darcos avait convié en 2008 le « gratin » des antipédagogistes. Avec le recul, quelle analyse faites-vous de ces rencontres ?

Sans aucun recul, c’est-à-dire au cours même d’une de ces réunions avec Xavier Darcos, j’avais demandé que soient« nettement distinguées » les réformes conduites par le pouvoir politique et les expérimentations de type SLECC.[Complément-04 : Sans recul]

Mon idée était que cette expérimentation devait rester « la plus indépendante possible des limitations des pouvoirs politiques et de l’appareil scolaire, ce qui lui permet de ne pas avoir à essayer de s’adapter au niveau moyen forcément bas de l’école à un moment donné. »

J’avais également dès ce moment les plus grands doutes sur ce qui allait sortir de ces réunions, dans la mesure où était exclue la création d’une commission officielle chargée d’élaborer de nouveaux programmes.

Avec le recul, on peut constater que l’adoption de nouveaux programmes n’a pas été suivie d’une formation des enseignants à ceux-ci, ce qui signifie bien que l’enjeu fondamental de cette réforme n’était pas pédagogique mais essentiellement politique.

Comment voyez-vous l’avenir ?

A court terme, un peu sombre… Tant que nous n’avons pas compris l’histoire récente du système éducatif, au moins dans ses grands traits, son poids nous domine et provoque un syndrome de répétition qui s’auto-renforce.

Prenons l’exemple de l’actuelle opposition entre « méthode de lecture syllabique » et « méthode globale ». Elle n’a aucun sens fondamental, au minimum pour une raison : elle oppose deux méthodes qui respectent le caractère alphabétique du français et qui permettent donc d’apprendre à lire.

La bonne manière d’aborder la question, née justement au XIXème siècle mais qui la dépasse en s’appuyant dessus, subvertit complètement cette problématique. Elle dépasse le champ étriqué de la lecture pour aller sur celui de l’écriture-lecture.

D’autres clivages qui passent aujourd’hui pour fondamentaux sont tout aussi surfaits, comme celui qui oppose intelligence et mémoire, ou, comme je l’ai dit plus haut, l’opposition privé / public réduite à l’appartenance ou non au secteur d’Etat. Au fur et à mesure que ces fausses oppositions perdront de leur pertinence, il est à parier que leurs partisans en feront une défense d’autant plus sectaire.[Complément-07 : Le stalinisme est antidogmatique ]

Cela étant, les éléments essentiels de la problématique centrale que j’avais définie pour le  GRIP, adoptés par l’AG de 2008, restent valables. Je cite : « La question des contenus à enseigner, et en particulier celle des programmes et progressions, est et sera au centre d’une refondation de l’école autant qu’elle a été au centre de sa dégénérescence ».

Cette perspective n’a pas été défendue par les antipédagos comme elle aurait dû l’être. Soit parce qu’ils mettaient en avant, à travers l’opposition au constructivisme, des questions de méthode. Soit parce qu’ils ont capitulé pour des espoirs illusoires distillés par le pouvoir politique.

« Dégénérescence » de l’école ? « Capitulation » ? Décidément, exclu ou pas, vous ne résistez toujours pas au discours radical chic…

Ce que vous appelez radical chic me semble au contraire une vision lucide de l’école capable de rendre compte des grandes lignes de son état.

Les conceptions dominantes de l’école se réclament de l’adaptation à la société… et s’y tiennent. Or le fonctionnement de l’économie, ne demande plus, à part pour une élite plus ou moins étroite, qu’une formation minimale au rabais, pour la majorité des métiers. Ne serait-ce pas ce que l’on appelle le socle commun ?

Ceci était connu pour le travail « manuel ». Mais dès 1980 en France, le Rapport préparatoire au huitième plan expliquait que cette tendance s’étendrait aux métiers intellectuels, notamment grâce au fordisme intellectuel permis par l’informatisation. Nous y sommes.

L’école n’a plus majoritairement à instruire. Nos dirigeants ont cependant été sensibles au seul fait qui les intéressait, c’est-à-dire le risque de non-production ou de production défectueuse d’une élite. C’est la raison fondamentale qui explique leur bon accueil à la critique antipédagogiste.

Ceci aurait pu être l’occasion pour les « républicains-antipédagogistes », bien placés car seuls à avoir décrit la dégradation de l’instruction, de militer au contraire pour une véritable démocratisation de l’école.

Mais la plupart d’entre eux ont préféré se réclamer de « l’élitisme », c’est-à-dire comme le définit le Robert, du fait de « favoriser l’élite aux dépens de la masse ». Ils ont été très bien vus… pendant le temps où on pouvait les utiliser. Nouvelle application d’un vieux concept, celui des « idiots utiles ». Qui, en l’occurrence, deviennent des « déçus de la droite »…

Mais pourquoi les gouvernements augmentent-ils la durée de la scolarisation si ce n’est pour instruire ?

Pour plusieurs raisons qui se résument bien dans la formule qu’employait Antonio Lettieri dans L’usine et l’école, écrit en 1971, où il expliquait que « la crise de l’école, dans la société capitaliste d’aujourd’hui, réside moins dans une limitation du droit aux études que dans le refus du droit au travail ».

On en est toujours là. L’augmentation du chômage et en particulier celui des jeunes sur les 40 dernières années n’est pas, économiquement, une si mauvaise affaire puisqu’elle fait pression sur les salaires des occupati. Mais à la condition de ne pas mettre les jeunes à la rue… c’est-à-dire de les garder à l’école.

Une fois cette théorie, que j’ai appelée « Théorie du camp  » au début des années 2000, est admise, on peut se poser la question de savoir quelle est la meilleure méthode pour obtenir le calme. On a toujours deux type de réponses :

Celles  des « pédagogistes », qui craignent que si l’on enseigne des choses trop difficiles et si l’on pose des questions non simplistes, les élèves s’énervent. Celles des républicains et antipédagos qui pensent au contraire obtenir le meilleur calme en faisant bosser tout le monde.

Ces deux conceptions - appelons-les « éducatives nationales » - sont la négation de l’instruction publique puisqu’elles se servent au mieux de la connaissance comme d’un outil de maintien de l’ordre.

On comprend donc que lorsqu’on est exigeant sur le contenu des programmes et des enseignements, on est beaucoup moins bien et moins rapidement reçu, par la droite ou par la gauche, que si l’on a conçu je ne sais quel « dispositif éducatif » permettant de limiter la violence ou l’ennui.

Qu’allez-vous faire ? Repartir de zéro ? Faire un courant à vous tout seul ?

Continuer. Ce n’est pas parce les élites dirigeantes n’ont cure de la démocratisation de l’enseignement qu’une part significative de la population ne souhaite pas une véritable instruction, sans obligatoirement la rattacher à la promotion sociale. C’est sur cette fraction qu’il faut s’appuyer. Ce sera difficile. Et rien ne permet de dire quel sera le lieu de renaissance de l’instruction publique dans les trente ans à venir.

Il est de toute façon utile de perpétuer et même de préférer le travail à l’intérieur de l’Education nationale - si c’est possible et tant que c’est possible. Non pas parce que ce serait le meilleur nid mais parce que c’est l’endroit formateur par excellence : au vu de la puissance de l’alliance de la bureaucratie et du management, c’est celui où l’on obtient un résultat avec le maximum de difficultés ! Un comble de non-rentabilité…

Fin

Propos recueillis par Luc Cédelle