Lettre à un* journaliste républicain
* En français, un peut aussi signifier tous les

 Michel Delord,
Lindfield, GB, 16 avril 2011

    Il reste bien sûr beaucoup à écrire sur les rapports du républicanisme et de l’école mais je pense, qu’après la première version du texte sur Jean-Pierre Chevènement que je vous avais envoyée, l’ensemble formé par la dernière version du texte sur JPC avec les ajouts sur les programmes du secondaire, le texte sur le général de Gaulle et la présentation de ces deux textes à lire en premier lieu, on arrive maintenant à une rédaction certes minimale mais qui permet d’être compréhensible même et surtout si l’on n’en partage pas le contenu.

     L’origine des idées que l’on  trouve dans ces textes remonte non pas exactement à 68 mais au début des années 70, c'est-à-dire  à une quarantaine d’années, quand j’ai commencé à enseigner et que je m’opposais avec les moyens du bord et de manière complètement solitaire aux fausses problématiques partagées par tous les courants politiques et pédagogiques de l’époque. Il était en effet impossible, pour des raisons diverses, de parler sérieusement du contenu de l’enseignement et surtout de celui des maths et du français et en particulier en primaire, c'est-à-dire de ce qui était central dans cette réforme.

     Sans être du tout exhaustif et simplement pour faire sentir ce qu’était cette période à ceux qui ne la connaissent pas - et à qui on raconte n’importe quoi, l’objet de mon texte étant justement de remettre quelques petites chose en place -, on peut quand même citer un exemple significatif de la période. Je le prends en mathématiques mais je pourrais le prendre également en français. Donc à cette époque post-68, on était soit « réac anti-68, anti-chienlit» et contre les maths modernes. C’était une imbécillité puisque les « maths modernes » avaient été tout à fait efficientes à un certain niveau, soit on était « pro 68 », pro-PCF(?) ou gauchiste et  pour les maths modernes du CP à la faculté. Ce qui était aussi une imbécillité puisque l’enseignement défini explicitement dans la charte de l’enseignement des maths modernes, la charte de Chambéry de l’APMEP de janvier 68, - hé oui, AVANT Mai 68 - comme « la conception constructive, axiomatique, structurelle des mathématiques » est inenseignable, en primaire et dans toute une partie du secondaire …  à moins de vouloir en quelque sorte produire des automates acritiques, tendance qui ne doit pas être sous-estimée. Même si la fausse réaction qui a suivi, judicieusement nommée activiste par R. Bkouche dans son article pour l'Encyclopedia Universalis de 1993, était pire

    Et toute personne - mais il y en avait qu’un nombre à peine détectable au microscope - qui ne rentrait pas dans un de ces deux camps se faisait laminer par les deux tendances, était quasiment interdite de parole ou simplement inaudible tant le poids des dites tendances était fort. La position que je défendais, interdiction de l’enseignement de la « conception axiomatique, structurelle » en primaire et collège et « début modéré » de son enseignement en fin du secondaire me garantissait de me faire qualifier de traître par les deux camps.

    Et je garde donc essentiellement de l’époque l’impression que les fausses oppositions qui apparaissaient dans le débat public ne servaient qu’à renforcer un front uni  droite/gauche - et en quelque sorte pédago / antipédago - tendant à interdire toute forme de pensée cohérente et par là-même tout enseignement cohérent. Je fus donc fort surpris lorsque l’on m’a dit ensuite que le gaullisme avait défendu l’école qui aurait été sauvagement agressée par les gauchistes de Mai 68 puisque je n'avais vu aucune résistance gaulliste à cette agression et qu'elle venait non pas des gauchistes mais du plutôt du gaullisme, du PCF et de l'OCDE et de bien avant Mai 68. Mais, bien que pensant qu’il ne pouvait en être autrement, je n’avais pas de preuves effectives du fait que le gaullisme jusqu’au plus haut niveau, c'est-à-dire celui du général lui-même, avait non seulement participé au massacre mais avait été à l’origine de celui-ci. Les textes que je présente ici sur le sujet et qui n'étaient ni disponibles sur Internet ni cités à ma connaissance dans la littérature critique sur l'école me semblent permettre de trancher sans aucune difficulté la question du rôle profondément négatif du gaullisme sur l'école primaire et secondaire.

  Vint ensuite la deuxième pseudo vague prétendant à une défense d’un « enseignement sérieux », la vague républicaine des chevènementistes des années 2000 qui vint nous expliquer que Chevènement avait stoppé la dégradation de l’école et qu’il fallait donc  défendre son héritage et le soutenir politiquement. Or s’il avait certes « sifflé la fin de la récréation », il avait surtout servi à rétablir l’ordre … pédagogiste mais il n’avait pas changé dans le bon sens le contenu de ce que l’on doit enseigner une fois que l'on a sifflé la fin de la récré et que l'on rentre en classe :  une lecture même superficielle des programmes et directives signées par le ministre Jean-Pierre Chevènement sur des sujets de fond montre que non seulement ces directives n'ont pas stoppé la dégénérescence de l’école et du lycée  mais ont participé à celle-ci et l’on peut même dire que pour l’ensemble des mathématiques, elles ont imposé un point de non retour et surtout qu'elles ont été un facteur essentiel, par la suppression de la possibilité "d'enseigner la preuve mathématique", de la "proscription de toute forme de pensée cohérente" titre de la pétition contre les programmes du primaire de 2002 .

  Dans ces conditions s’éclairent les raisons pour lesquelles Jean-Pierre Chevènement, malgré mes demandes réitérées, n’a pas signé cette pétition contre les programmes du primaire de 2002 : c’est simplement parce qu’il n’était pas d’accord avec son contenu. Différents membres ou proches de son comité de soutien que je pouvais connaître comme Isabelle Voltaire ou  Pedro Cordoba donnaient comme explication : c’est à cause de son  entourage. Mais sans oublier que c’est bien l’homme politique qui choisit son entourage ou son cabinet [NoteI], cette explication me semble surtout faire partie de l’explication aussi classique et régulière que fausse depuis une bonne quarantaine d’années : le ministre, ou encore mieux le président, sont des « gens très bien » [Note 2]  mais c’est soit leur cabinet, soit « l’appareil » qui les « trahit » car ils ne comprennent rien à la vision, obligatoirement à la fois grandiose et de bon sens, du chef.

    Quoiqu’il en soit on peut faire une simple constatation concernant à la fois les « leaders », les publicistes et aussi une bonne partie de la base du mouvement antipédagogiste républicain. Passons sur le fait qu’alors qu’ils se présentent comme la fleur de l’esprit critique, ils ont fait la preuve qu’ils en manquaient totalement en soutenant d’abord Jean-Pierre Chevènement et pour certains en continuant et en appelant à soutenir Nicolas Sarkozy.  Mais on peut donc constater, et c’est en un sens beaucoup plus grave, que des enseignants  ne se sont pas rendu compte, depuis maintenant vingt cinq ans, de la nature des contenus d’enseignement des programmes recommandés par Jean-Pierre Chevènement … alors qu’ils les enseignaient [Note 3].

     Une origine probable de ce suivisme est la focalisation du mouvement républicain sur la critique du constructivisme et de la loi de 89, c'est-à-dire sur une question de forme et de méthode et non sur une question de contenu, ce qui rapproche dangereusement cette critique de ce qu’elle prétend critiquer puisque le pédagogisme se caractérise bien  par la mise au premier des questions de méthode au détriment des contenus et des programmes.

    Cela rejoint tout à fait ce que je vous disais dans un mail précédent de manière certes crue mais que  je pense assez vraie :

C'est bien pour cela que … ceux - Brighelli, Le Bris, etc  .... - qui ont découvert qu'il y avait un problème seulement en 1989 ont montré qu'ils étaient capables d'enseigner pendant  dix à vingt ans des conneries plus ou moins structuralistes jusqu'à cette date et n'ont commencé à s'affoler que lorsqu'ils se sont aperçu  que leurs élèves n'étaient pas capables de construire par eux-mêmes les conneries auxquelles croyaient leur maîtres.  Je ne m'en vanterais pas.

 Ceci dit vous trouverez donc

- ICI le texte « Charles de Gaulle et le gaullisme, Jean-Pierre Chevènement et le chevènementisme, les républicains acteurs fondamentaux de la dégradation de l'enseignement. »

-ICI le texte « Le général de Gaulle est le premier "pédagogiste" : Les vingt-sept points de la "rénovation pédagogique " du groupe de travail d'Alain Peyrefitte »

- ICI le texte « Jean-Pierre Chevènement, Ministre de l’éducation nationale et donc, même pas ministre de l'Instruction publique »

 Bonne lecture
Michel Delord


Note 1 : Sans oublier non plus que le courant Chevènement n’était pas sans liaisons avec les didacticiens et que, par exemple, Yves Chevallard, le créateur de la transposition didactique, était favorable à JPC,  ce qui signifie que, s’il a été consulté il a dû conseiller vivement de ne pas signer la pétition.

Note 2 : "Je les connais personnellement " rajoutent même certains pour confirmer leur diagnostic et d'autres, encore plus audacieux, prétendent, au prétexte qu'ils ont parlé avec le ministre ou ont été reçu par lui, qu'ils "savent ce que pense le ministre". Rien de moins.

Note 3 : En effet, à ma connaissance, les seuls textes critiques sur ces directives qui ne leur reprochent pas de ne pas être assez pédagogistes proviennent en gros de Rudolf Bkouche ou de moi-même.