Du cursus de mathématiques dans le second degré

The Mathematics Teacher, mars 1962
American Mathematical Monthly, mars 1962

English Version


Traduit de l'anglais par: Th. Kakouridis
Relu par: Christian Radoux
Email : Th. Kakouridis
Email : christian.radoux@umh.ac.be


 

    Le mémorandum qui suit a été rédigé par plusieurs des signataires dont les noms figurent ci-après, puis adressé à 75 mathématiciens aux Etats-Unis et au Canada. Nous n'avons pas tenté de réunir un grand nombre de signatures en démarchant toute la communauté des mathématiciens, l'objectif étant plutôt d'en obtenir un nombre modeste, de la part d'hommes ayant des compétences, un bagage et une expérience en mathématiques, et provenant d'origines géographiques diverses.Quelques-uns des signataires, dont nous nous réjouissons du soutien, ont accepté d'apposer leurs noms à ce mémorandum lorsqu'ils en ont entendu parler par un collègue.

    Les mathématiciens de ce pays jouissent aujourd'hui d'un climat plus favorable pour apporter des améliorations à l'enseignement des mathématiques et les faire accepter. En effet, nombre de groupes ont pris conscience de cette opportunité, et veulent la saisir en travaillant énergiquement et avec les meilleures intentions. Toutefois, il serait dramatique que la réforme du cursus soit mal orientée, et cette occasion en or perdue. Hélas, il est des facteurs et des forces dans le contexte actuel qui peuvent nous conduire sur une fausse piste. Par réaction à la mainmise des pédagogues sur l'enseignement, lesquels pédagogues ont probablement mis l'accent sur la pédagogie au détriment des contenus, il se peut que les mathématiciens mettent à leur tour l'accent sur les contenus au détriment de la pédagogie, et soient d'une égale inefficacité.

    Les mathématiciens tiennent peut-être inconsciemment pour vrai qu'il faudrait que tous les jeunes gens aiment ce qu'aiment les mathématiciens d'aujourd'hui, ou que les seuls élèves qui valent la peine qu'on les instruise sont ceux qui pourraient devenir des professionnels des mathématiques. La nécessité actuelle d'apprendre beaucoup plus de mathématiques que par le passé nous conduira peut-être à chercher des raccourcis qui pourraient faire plus de mal que de bien.

    Considérant les éventuelles embûches, il peut être utile de formuler ce qui nous apparaît comme des principes fondamentaux et des lignes directrices claires.

1. Pour qui. Le cursus de mathématiques dans le second degré devrait répondre aux besoins de tous les élèves : il devrait contribuer au bagage culturel de tous et offrir une préparation professionnelle aux futurs utilisateurs des mathématiques, c'est-à-dire les ingénieurs et les scientifiques, prenant en compte à la fois les sciences physiques, qui sont le fondement de notre civilisation technologique, et les sciences sociales, qui à l'avenir peuvent progressivement requérir plus de mathématiques. Tout en répondant aux besoins des autres élèves, le cursus peut également offrir aux futurs mathématiciens les éléments les plus essentiels. Cependant, enseigner à tous élèves des sujets qui ne pourraient intéresser qu'une petite minorité de mathématiciens potentiels est un gaspillage ; cela revient à ignorer les besoins de la communauté scientifique et de la société dans son ensemble.

2. Savoir, c'est faire. En mathématiques, la connaissance de toute valeur n'est jamais la possession de l'information, mais le "savoir-faire". Connaître les mathématiques, cela signifie être capable de faire des mathématiques : utiliser le langage mathématique avec quelque aisance, faire des problèmes, critiquer des arguments, trouver des preuves et, ce qui peut constituer l'activité la plus importante, reconnaître un concept mathématique dans une situation concrète donnée ou l'en extraire.
Ainsi, introduire des concepts nouveaux sans que les faits concrets soient suffisamment connus, introduire des concepts unificateurs sans qu'il y ait d'expérience pour unifier, ou s'appesantir sur les concepts introduits sans les applications concrètes qui pourraient stimuler les élèves, tout ceci est pire qu'inutile : la formalisation prématurée peut conduire à la stérilité ; l'introduction prématurée d'abstractions se heurte à la résistance, en particulier des esprits critiques qui, avant d'accepter une abstraction, souhaitent savoir pourquoi elle est pertinente et comment on pourrait en faire usage.

3. Les mathématiques et la science. Par leur importance culturelle de même que par leur usage pratique, les mathématiques sont liées aux autres sciences et les autres sciences sont liées aux mathématiques, qui sont leur langage et leur instrument essentiel. Les mathématiques, lorsqu'elles sont séparées des autres sciences, perdent l'une de leurs plus importantes sources d'intérêt et de motivation.

4. L'approche inductive et les preuves formelles. La pensée mathématique ne se résume pas au raisonnement déductif ; elle ne consiste pas seulement en preuves formelles. Les processus mentaux qui suggèrent ce qu'il y a à prouver et comment le prouver sont aussi constitutifs de la pensée mathématique que la preuve qui résulte desdits processus. Extraire le concept approprié d'une situation concrète, la généralisation à partir d'observations, les arguments inductifs ou par analogie, et les fondements intuitifs d'une hypothèse émergente sont des modes de pensée mathématiques. En effet, sans une certaine expérience de tels processus, l'élève ne peut pas comprendre le rôle véritable de la preuve formelle et rigoureuse que Hadamard a si bien décrit : "L'objet de la rigueur mathématique est de sanctionner et légitimer les conquêtes de l'intuition ; et il n'y en eut jamais d'autre." Il existe plusieurs niveaux de rigueur. L'élève devrait apprendre à apprécier, trouver et critiquer des preuves au niveau qui correspond à son expérience et à ce qu'il a déjà appris. S'il est prématurément poussé vers un niveau trop formel, il peut se décourager et être dégoûté. Qui plus est, le sentiment d'une nécessaire rigueur peut être mieux appris à partir d'exemples où la preuve crée d'authentiques difficultés plutôt que d'arguties ou d'interminables rabâchages de trivialités.

5. La méthode génétique. "L'élève tirera un grand profit de la lecture des études originales sur le sujet qu'il étudie, quel que soit ce sujet, car la science s'assimile toujours le plus complètement quand on en connaît les origines" écrivait James Clerk Maxwell. Il y eut quelques professeurs inspirés, comme Ernst Mach, qui, afin d'expliquer une idée, se référait à sa genèse et retraçait l'histoire de la formation de cette idée. Ceci nous suggère peut-être un principe général : le meilleur moyen de guider le développement mental de l'individu est de le laisser retracer le développement mental de l'espèce humaine, retracer ses grandes lignes, bien sûr, et non pas les mille erreurs de détail. Il est possible que ce principe génétique nous préserve d'une confusion courante : si A vient logiquement avant B dans un certain système, B peut encore avec raison précéder A dans l'enseignement, en particulier si B a précédé A dans l'histoire. Dans l'ensemble, nous pouvons nous attendre à une plus grande réussite en suivant les propositions du principe génétique plutôt que celles de l'approche purement formelle des mathématiques.

6. Les mathématiques "traditionnelles". L'enseignement des mathématiques dans le primaire et dans le secondaire est à la traîne, loin derrière les exigences du moment, et a fortement besoin d'améliorations essentielles : nous souscrivons de manière appuyée à cette opinion presque universellement acceptée. Toutefois, il faudrait étudier minutieusement, et non pas simplement ce qu'elle signifie en apparence, l'affirmation souvent entendue selon laquelle le sujet enseigné dans le second degré est obsolète. L'algèbre élémentaire, la géométrie plane et la géométrie dans l'espace, la trigonométrie, la géométrie analytique et le calcul sont aussi fondamentaux qu'ils l'étaient il y a cinquante ou cent ans : les futurs utilisateurs des mathématiques doivent étudier tous ces sujets, qu'ils se destinent à devenir mathématiciens, physiciens, spécialistes de sciences sociales ou ingénieurs. Et tous ces sujets peuvent offrir des valeurs culturelles à tous les autres. Dans une certaine mesure, le cursus traditionnel du second degré comprend tous ces sujets, excepté le calcul ; abandonner n'importe lequel d'entre eux serait un désastre. Ce qui est mauvais dans le cursus actuel du second degré, ce n'est pas tant la présentation des mathématiques comme une discipline isolée des autres domaines de la
connaissance et de l'investigation, notamment des sciences physiques, ou l'isolement des différentes disciplines les unes des autres ; même les techniques et les théorèmes au sein d'un même sujet apparaissent à l'élève comme des particularités isolées ; il n'est pas éclairé sur l'origine et sur l'objet des manipulations et des faits qu'il est censé apprendre machinalement. Ainsi, hélas, arrive-t-il souvent que le contenu de l'enseignement apparaisse inutile et ennuyeux sauf, peut-être, aux quelques mathématiciens potentiels qui peuvent persévérer en dépit du cursus.

7. Les mathématiques "modernes". Etant donné le manque de cohérence entre les différentes parties des cursus actuels, les groupes de personnes ¦uvrant à de nouveaux cursus seraient bien avisés de chercher à introduire des concepts généraux unificateurs. Nous pensons également que l'utilisation judicieuse des ensembles de l'algèbre abstraite, comme de son langage et de ses concepts, peut apporter plus de cohérence et d'unité au cursus du second degré. Cependant, l'esprit des mathématiques modernes ne saurait être enseigné par la simple répétition de leur terminologie. Conformément à nos principes, nous souhaitons que l'introduction de termes et de concepts nouveaux soit précédée d'une préparation concrète suffisante, suivie d'applications authentiques et stimulantes, non pas d'un contenu mince et inutile : un concept nouveau doit être justifié et utilisé si l'on souhaite convaincre un jeune intelligent que ce concept mérite attention. Il nous est impossible ici de nous livrer à une analyse détaillée des nouveaux cursus proposés, mais en les jugeant à l'aune des lignes directrices énoncées supra (Paragraphes 1 et 5), nous ne pouvons taire le fait qu'il est des points avec lesquels nous sommes nécessairement en désaccord. Bien sûr, les mathématiciens n'ont pas tous les mêmes goûts. Les mathématiques présentent de nombreux aspects. Elles peuvent être considérées comme un instrument pour comprendre le monde autour de nous : on peut supposer qu'elles avaient cette valeur pour Archimède et Newton. Les mathématiques peuvent également être considérées comme un jeu aux règles arbitraires, où ce qui importe avant tout est de s'en tenir aux règles du jeu : une telle approche peut être jugée adéquate pour certains problèmes de fondements. Les mathématiques présentent plusieurs autres aspects, et un mathématicien professionnel peut préférer n'importe lequel d'entre eux. Mais lorsqu'il s'agit d'enseignement, le choix n'est pas une simple question de goût. Nous pouvons attendre d'un jeune intelligent qu'il veuille explorer le monde autour de lui, mais nous ne pouvons attendre de lui qu'il apprenne des règles arbitraires : pourquoi précisément celles-ci et pas d'autres ? Quoi qu'il en soit, nous souhaitons ardemment à ceux qui travaillent aux nouveaux cursus beaucoup de succès. Nous souhaitons en particulier que ces nouveaux cursus reflètent davantage le lien qui existe entre les mathématiques et la science, et qu'ils tiennent le plus grand compte de la distinction entre les questions chronologiquement prioritaires et celles qui devraient avoir la priorité dans l'enseignement.
Ainsi seulement pouvons-nous espérer que tous les élèves, y compris les futurs mathématiciens, pourront avoir accès aux valeurs fondamentales des mathématiques, à leur signification, leur objet et leur utilité. Va dans le même sens "l'inquiétude générale", récemment exprimée, "que suscite la tendance à mettre exagérément l'accent sur l'abstraction dans l'enseignement des mathématiques aux ingénieurs".

Lars V. Ahlfors, Harvard University
Harold M. Bacon, Stanford University
Clifford Bell, University of California, Los Angeles
Richard E. Bellman, Rand Corporation
Lipman Bers, New York University
Garrett Birkhoff, Harvard University
R.P. Boas, Northwestern University
Alfred T. Brauer, University of North Carolina
Jack R. Britton, University of Colorado
R.C. Buck,University of Wisconsin
George F. Carrier, Harvard University
Hirsh Cohen, IBM
Richard Courant, New York University
H. S. M. Coxeter, University of Toronto
Dan T. Dawson, Stanford University
Avron Douglis, University of Maryland
Arthur Erdelyi, California Inst. of Technology
Walter Freiberger, Brown University
K. O. Friedrichs, New York University
Paul R. Garabedian, New York University
David Gilbarg, Stanford University
Sydney Goldstein, Harvard University
Herman Goldstine, International Business Machines Corp.
Herbert Greenberg, International Business Machines Corp.
John D. Hancock, Alameda State College
Charles A. Hutchinson, University of Colorado
Mark Kac, Rockefeller Institute
Wilfred Kaplan, University of Michigan
Aubrey Kempner, University of Colorado
Lucien B. Kinney, Stanford University
Morris Kline, New York University
Ignace I. Kolodner, University of New Mexico
Rudolph E. Langer, University of Wisconsin
C. M. Larsen, San Jose State College
Peter D. Lax, New York University
Walter Leighton, Western Reserve University
Norman Levison, Massachusetts Institute of Technology
Hans Lewy, University of California, Berkeley
W. Robert Mann, University of North Carolina
M. H. Martin, University of Maryland
Deane Montgomery, Institute for Advanced Study
Marston Morse, Institute for Advanced Study
Zeev Nehari, Carnegie Institute of Technology
Jerzy Neyman, University of California, Berkeley
Frederick V. Pohle, Adelphi College
H. O. Pollak, Bell Telephone Laboratories
George Pôlya, Stanford University
Hillel Poritsky, General Electric Co.
William Prager, Brown University
Murray H. Protter, University of California, Berkeley
Tibor Rado, Ohio State University
Warwick W. Sawyer, Wesleyan University
Max M. Schiffer, Stanford University
James B. Serrin, University of Minnesota
Lehi T. Smith, Arizona State University
I. S. Sokolnikoff, University of California, Los Angeles
Eli Sternberg, Brown University
J. J. Stoker, New York University
A. H. Taub, University of Illinois
Clifford E. Truesdell, Johns Hopkins University
R. J. Walker, Institute for Defense Analyses and Cornell University
Wolfgang Wasow, University of Wisconsin
André Weil, Institute for Advanced Study
Alexander Wittenberg, Laval University