Origine du texte  : http://membres.multimania.fr/sauvezlesmaths/Textes/IVoltaire/dieudonn.htm

Devons-nous enseigner les " mathématiques modernes " ?
Jean A. Dieudonné
Bulletin de l’APMEP n° 292 de février 1974

Dans le numéro de novembre 1971 de la revue américaine "American Scientist", René Thom a exposé ses idées sur ce qu'on appelle la "mathématique moderne". A mon avis cet article contient des aperçus très profonds sur la nature de la pensée mathématique, dignes de ce mathématicien de première classe, et certaines remarques pleines de bon sens, mais on y trouve en même temps de curieuses conceptions et des jugements qui relèvent de ce qu'on peut appeler "l'esprit de clocher". L'analyse de cet article n'est pas facilitée par le fait que Thom mélange constamment trois questions différentes qu'un lecteur non averti aura de la peine à dissocier :

(1) la signification de la "rigueur" en mathématiques (pures)

(2) l'enseignement de la mathématique au niveau de l'enseignement supérieur ;

et (3) l'enseignement des mathématiques au niveau du secondaire.

Je pense que l'analyse des idées de Thom sera plus claire si l'on traite ces trois questions séparément.

Rigueur et axiomatisation

Sur ce sujet, Thom pense, et je suis entièrement de son avis, que les idées mathématiques importantes proviennent d'une poignée de mathématiciens. Je suis convaincu que depuis 1700, 90 % des nouvelles méthodes et concepts ont été imaginés par quatre ou cinq individus au dix-huitième siècle, par une trentaine au dix-neuvième siècle et certainement par pas plus d'une centaine depuis le début de notre siècle. Ces créateurs scientifiques se distinguent par une imagination très vive associée à une compréhension profonde du matériel qu'ils étudient. Cette combinaison mérite d'être appelée "intuition", bien qu'elle n'ait rien de commun avec la signification habituelle de ce mot dans le langage ordinaire, puisqu'elle s'applique à des "objets" qui n'ont en général aucune image dans le monde de nos sens.

Par conséquent, on pourrait penser que seul compte vraiment ce que font ces gens, que la création et la transmission des mathématiques pourraient se faire uniquement à l'intérieur d'un petit cercle de génies, de la même façon que les prêtres égyptiens ou les pythagoriciens transmettaient leurs connaissances oralement à une petite élite. Dans cette situation idéale, le concept de rigueur pourrait très bien être celui défendu par Thom avec peu de conséquences, ou des conséquences peu nuisibles pour le développement des mathématiques.

Malheureusement, un tel rêve utopique paraît peu compatible avec notre système social actuel ou toute évolution prévisible de ce système. Il faut assurer la communication entre les mathématiciens au moyen d'un langage commun, ainsi que le reconnaît Thom lui-même, et la transmission de la connaissance ne peut pas être abandonnée exclusivement aux génies. Dans la plupart des cas, on fera confiance aux professeurs qui, selon les mots de Thom, sont "formés convenablement et préparés à comprendre [les démonstrations] ". Comme la plupart d'entre eux ne sont pas doués de "l'intuition" exceptionnelle des créateurs, la seule façon pour eux d'arriver à une assez bonne compréhension des mathématiques et de pouvoir la transmettre à leurs étudiants consiste en une présentation soignée du sujet dans laquelle les définitions, les hypothèses et les raisonnements sont suffisamment précis pour éviter tout malentendu ou erreur possible et où les dangers d'interprétation fautive sont mentionnés chaque fois qu'il est nécessaire.

Je pense que c'est dans ce but qu'ont écrit ces mathématiciens, que Thom appelle des "formalistes", de Dedekind et Hilbert à Bourbaki et à leurs successeurs. Même si cela peut paraître trop modeste, on est certainement plus près de la vérité en interprétant ainsi leurs efforts qu'en leur attribuant des ambitions extravagantes ainsi que le fait Thom. Je doute qu'il soit sérieux quand il dit que le groupe des bourbakistes a toujours cru que les "Eléments" pourraient engendrer de nouvelles découvertes ou espéré que les structures fondamentales des mathématiques "découleraient naturellement d'une hiérarchie des ensembles". Si les collaborateurs de Bourbaki ne partagent pas nécessairement l'opinion de Thom que les structures mathématiques sont "imposées par le monde extérieur", ils pensent, comme Hilbert, que les structures apparaissent à partir de problèmes d'une façon imprévisible, et il devrait être clair que la hiérarchie des ensembles est juste un cadre vide approprié dans lequel s'insèrent ces structures à mesure qu'elles sont découvertes.

Le travail de systématisation des mathématiques n'est certainement pas très excitant en soi, mais il apporte quelquefois sa récompense. En essayant de rendre de nouvelles idées ou de nouvelles méthodes plus claires et plus compréhensibles, on est conduit presque invariablement à chercher d'autres approches possibles qui ouvrent parfois la voie à des idées et à des méthodes de recherche insoupçonnées du créateur de la théorie. Prenons un fameux exemple historique. L'énorme travail de clarification, entrepris après la mort de Riemann, pour incorporer ses prodigieuses découvertes dans le grand courant des mathématiques n'aurait été que de faible valeur s'il n'avait consisté qu'à donner des démonstrations plus rigoureuses de ses résultats. Son importance découle du fait qu'il apporta aux mathématiques les méthodes géométriques de Brill et Noether, l'algèbre commutative de Dedekind et Weber, et, plus tard, les outils topologiques de Poincaré et H. Weyl et les méthodes directes de Hilbert dans le calcul des variations. De même, lorsque E. Schmidt, M. Fréchet et F. Riesz introduisirent un langage géométrique dans la théorie de l'espace de Hilbert, ils n'ajoutèrent pas beaucoup en substance aux travaux de Hilbert, mais l'interaction "d'intuitions" que leurs méthodes avaient rendu possibles fut sans aucun doute un facteur puissant dans le développement ultérieur de cette théorie.

Ceci me conduit aux affirmations de Thom sur la prééminence du "continu" sur le "discret". Il a certainement raison quand il critique Kronecker, qui ne voyait qu'un des aspects des mathématiques en les considérant comme dérivées exclusivement du concept du nombre. Cependant, dans le paragraphe suivant, il montre un "esprit de clocher" similaire en sens inverse en choisissant la géométrie comme origine primordiale des mathématiques, lorsqu'il insiste sur le fait que la conscience est avant tout "conscience de l'espace et du temps". Bien que je ne sois pas compétent en psychologie, il me semble que l'observation la plus banale d'enfants très jeunes montre aussitôt leur capacité à distinguer très tôt un objet d'un autre et leur capacité à s'évader "d'un continu homogène" bien avant d'avoir la moindre expérience du mouvement ou de l'isométrie.

Toute l'histoire des mathématiques démontre qu'elles n'ont jamais été bâties exclusivement autour de l'idée du continu ou de l'idée du discret. Depuis les pythagoriciens et leur "arithmogéométrie", les mathématiques ont été soumises à la tension entre ces deux pôles de pensée à la fois simultanés et complémentaires et je pense que c'est l'existence même de l'opposition entre ces deux concepts proposés aux penseurs qui est à la source des progrès les plus importants, à la fois dans les mathématiques et dans les sciences naturelles. Les exemples abondent : toute la théorie analytique des nombres est une série particulièrement réussie d'efforts pour faire porter toute la force de l'analyse (et en particulier la théorie de Cauchy) sur les problèmes d'énumération (de nombres premiers ou solutions des équations diophantiennes). Conceptuellement plus profondes, les idées introduisant le " continu " au cœur du " discret " ont inclus, d'une part la théorie des nombres p-adiques de Hensel et sa généralisation au processus de complétion des anneaux et des groupes, et d'autre part, la "topologie de Zariski" et les autres artifices linguistiques qui nous ont permis d'utiliser librement "l'intuition" géométrique dans les problèmes d'algèbre pure.

Dans la direction opposée, Thom lui-même reconnaît la nécessité de "discrétiser le continu" ; depuis Poincaré, la seule façon qui nous a permis d'acquérir quelque compréhension de la topologie a été l'utilisation de plus en plus grande de l'algèbre avec les entités topologiques comme objets de calcul. Il est piquant de voir que Thom, qui évidemment n'aime pas l'algèbre, a acquis sa notoriété par l'utilisation originale qu'il en fait dans sa théorie du cobordisme, tout comme Kronecker, le champion du discret, apporta des contributions importantes à l'analyse et à ses applications à la géométrie algébrique et à la théorie des nombres.

Les Mathématiques au niveau universitaire

Cette question n'est effleurée que très brièvement dans l'article de Thom lorsqu'il attaque la méthode axiomatique dans l'enseignement post-secondaire. Lorsqu'il ajoute que "l'axiomatisation ... n'a pas de place ... excepté pour les professionnels spécialisés dans l'étude des fondements", j'ai le sentiment qu'il a surtout à l'esprit l'idée d'un système axiomatique commençant par la théorie des ensembles et "construisant" successivement les entiers, les rationnels et les nombres réels. S'il en est ainsi, je suis tout à fait d'accord avec lui et avec ce qu'il dit sur l'importance exagérée donnée à ces "reconstructions" du continu. Elles ont pu être utiles historiquement lorsqu'on les a inventées dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle afin de clarifier le concept du nombre réel.

Par ailleurs, ces mathématiques ennuyeuses ont donné le jour au moins à deux idées importantes (un autre exemple du phénomène mentionné ci-dessus). La première, de nature algébrique, est la symétrisation qui conduit d'un "semi-groupe" à un groupe, dont on a mesuré très récemment toute la valeur dans la définition des "groupes de Grothendieck" en K-théorie ; l'autre, "la complétion", bien que de nature topologique, est utilisée à présent surtout en algèbre où elle sert d'outil puissant conduisant à la définition des nombres p-adiques et des "anneaux topologiques" similaires. Ces applications, cependant, sont bien au-dessus du niveau de l'étudiant avant le troisième cycle des universités, et je partage l'opinion de Thom que les "coupures" traditionnelles de Dedekind ou les façons analogues de "définir" des nombres réels sont parfaitement inutiles et même nuisibles à ce niveau.

Mais cette interprétation de "l'axiomatisation" est très étroite. Ce que la plupart des mathématiciens et des enseignants entendent par ce mot n'est pas un examen des fondements des mathématiques, dont la plupart d'entre eux se soucient fort peu, contrairement à ce que pense Thom ; en réalité, ils partagent sa vue platonicienne des mathématiques, même s'ils ne l'affirment pas publiquement. Ce qu'ils entendent par une théorie axiomatique est une façon rationnelle et ordonnée de présenter des définitions et des théorèmes, qui clarifie "l'intuition" plutôt qu'elle ne la supprime.

Par exemple, je reconnais que les nombres réels constituent une part fondamentale de notre intuition et ne doivent pas être "définis" par les coupures de Dedekind ou autres procédés. Mais je pense qu'il ne peut être que profitable à l'étudiant de posséder une liste précise des propriétés fondamentales des nombres réels qu'il utilisera constamment en analyse et c'est ce que l'on appelle un "système d'axiomes des nombres réels".

L'objectif ultime de l'enseignement des mathématiques à n'importe quel niveau est certainement de donner à l'étudiant une "intuition" solide des objets mathématiques qu'il a à manipuler. Mais l'expérience montre que ceci ne peut être atteint qu'à travers une longue familiarisation avec le sujet et des tentatives répétées pour le comprendre sous tous les angles possibles. Un professeur ayant acquis depuis fort longtemps cette familiarisation risque, pour son propre compte, un échec complet s'il pense qu'il peut se dispenser d'énoncés précis lorsqu'il tente de partager son "intuition" avec ses étudiants. En d'autres mots, je pense que le progrès vers "l'intuition" passe nécessairement par une période de compréhension formelle et superficielle, qui ne sera remplacée que graduellement par une compréhension meilleure et plus approfondie.

Il y a un point, cependant, sur lequel je suis d'accord avec Thom, c'est sa critique de la tendance fâcheuse de beaucoup de jeunes enseignants universitaires qui introduisent très tôt beaucoup trop d'algèbre abstraite, alors que ce n'est pas du tout nécessaire. De nombreux mathématiciens (en particulier Kronecker et Chevalley, deux des plus grands algébristes de tous les temps) ont insisté à maintes reprises sur le fait que l'algèbre, bien que très utile en soi, ne doit jamais être faite sans motivation issue du reste des mathématiques ; en d'autres termes, il ne faut développer que l'outillage nécessaire à la résolution de problèmes spécifiques issus des autres branches des mathématiques. Autrement, cela deviendra ce que Thom qualifie à juste titre de "développements formels de théories insignifiantes et inintéressantes". Je pense que cette curieuse et déplorable tendance résulte d'un fait expérimental qui aurait paru très surprenant aux mathématiciens du dix-neuvième siècle, à savoir qu'il est beaucoup plus facile d'enseigner des mathématiques abstraites que, par exemple, de communiquer une bonne intuition de l'analyse classique. Et ainsi, l'on assiste à une prolifération de catégories, de treillis, d'anneaux bizarres, ou d'espaces de tout type imaginable, qui remplissent de fierté ceux qui sont très versés dans ces domaines ésotériques mais qui, en même temps, peuvent tout ignorer de la théorie des nombres, de la géométrie algébrique, de la topologie différentielle, ou de l'analyse fonctionnelle.

Les Mathématiques à l'école secondaire

Avec les quelques réserves que j'ai mentionnées, il n'y a pas beaucoup à débattre sur le type de mathématiques qu'on devrait enseigner aux différents niveaux du programme universitaire. Par contre, la même question au niveau de l'école primaire ou secondaire soulève un vaste débat par la grande divergence des opinions.

Tout d'abord, il est parfaitement clair que 90% des élèves de ce niveau n'auront aucun besoin dans leur vie adulte de mathématiques au-delà de l'arithmétique élémentaire. Ainsi, on peut très bien concevoir qu'on n'enseignera plus les mathématiques après l'âge de quinze ans, excepté pour les élèves qui ont l'intention de faire une carrière technique ou scientifique. Cependant, comme il est très difficile de discerner des capacités scientifiques futures avant cet âge-là chez les enfants, ils devraient être certainement mis en présence d'une certaine quantité de faits scientifiques bien adaptés à leur immaturité.

En ce qui concerne les mathématiques en particulier, je suis tout à fait d'accord avec Thom pour que l'objectif principal soit de montrer à un enfant comment la conscience brute et informe de l'espace et du temps peut être organisée en une certaine structure logique ; en d'autres mots, l'enseignement des mathématiques à un niveau élémentaire devrait suivre le même plan que l'enseignement de la physique et de la biologie au même niveau. Mais ce que Thom et les défenseurs du statu quo refusent de reconnaître c'est que l'ancien système était fort imparfait à cet égard. L'algèbre était présentée comme une pure manipulation de symboles sans référence à quoi que ce soit d'autre ; les gens de ma génération se rappelleront comment on pouvait passer des années à "discuter une équation du second degré". On enseignait la géométrie à partir de l'âge de douze ans en commençant directement par les axiomes d'Euclide, mélangés (ceci étant nécessaire puisqu'ils ne forment pas un système complet) à des appels à l'intuition déguisés en "faits évidents".

Par exemple, lorsqu'on voulait démontrer que d'un point P situé sur une droite D, on pouvait tracer une perpendiculaire à D, la "démonstration" consistait en une "rotation" de la demi-droite D , ayant son origine en P, à partir d'une des demi-droites D' sur D et se terminant sur l'autre, D" ; comme l'angle (D', D ) croît de 0 jusqu'à l'angle plat 180°, et que l'angle (D , D") décroît de 180° à 0, il existe une position dans laquelle ils sont égaux. C'est certainement une bonne idée intuitive, mais elle est bien éloignée du type de raisonnement strictement logique que le professeur utilisait en même temps pour démontrer des faits qu'un enfant non préparé pouvait justement considérer comme aussi "évidents" que le précédent. Mon propre souvenir de ces années d'école est que je n'ai jamais compris cette discrimination et longtemps, l'idée de démonstration demeura un mystère pour moi.

A mon avis, on ne devrait introduire aucun système axiomatique avant l'âge de quinze ans. Ceci ne doit pas faire éviter les tentatives de déduction logique ; au contraire, il ne faut laisser passer aucune occasion pour convaincre les enfants de l'extraordinaire puissance de ce processus mental. Mais si l'on veut montrer que A implique B, où A est un fait géométrique presqu'évident (par exemple, l'existence de la bissectrice d'un angle) et que B n'est pas évident du tout (disons que les trois bissectrices d'un triangle ont un point commun), il n'est certainement pas nécessaire de savoir que A est le 426ème chaînon d'une suite de propositions à partir d'un système d'axiomes !

Quand nous nous tournons vers l'enseignement des mathématiques à des élèves plus âgés, orientés vers des sections scientifiques, il semble qu'il se glisse, dans les arguments de Thom en faveur du statu quo, un malentendu fondamental : il croit apparemment qu'on a éliminé la géométrie euclidienne des nouveaux programmes et qu'on l'a remplacée par l'algèbre abstraite. Je ne sais pas si cela a été fait actuellement dans aucun pays, mais je suis certain que ce n'est pas le cas en Belgique, qui a eu un rôle de pionnier dans la modernisation des programmes de mathématiques du secondaire. L'objectif n'est pas d'éliminer la géométrie euclidienne, mais la façon désuète de l'enseigner (traditionnelle depuis Euclide) et de clarifier ainsi la signification de la géométrie et de rehausser sa position centrale dans les mathématiques et. sa puissance universelle.

Pour le mathématicien professionnel d'aujourd'hui, il est trivial de déduire les théorèmes fondamentaux de la géométrie euclidienne (pour n'importe quel nombre de dimensions) à partir du concept d'espace vectoriel muni d'une forme quadratique définie positive. Pourquoi cette méthode ne serait-elle pas à la portée (à deux ou à trois dimensions) de l'élève de l'école secondaire, au lieu des incroyables et apparemment arbitraires dissections de triangles où chaque pas apparaît comme un tour de prestidigitation ? Thom peut-il croire réellement que l'algèbre linéaire dans un espace vectoriel à deux dimensions est un sujet "abstrait" hors de la portée d'un garçon ou d'une fille de quinze ans, lorsque chacun des concepts de base peut être visible sur le tableau et que chaque axiome a une signification intuitive immédiate ?

Sa diatribe contre l'algèbre pourrait se justifier si "l'algèbre" était "l'application aveugle de règles arithmétiques" dont nous avons souffert, lui et moi, durant nos années d'école, ou la théorie purement abstraite des groupes, des anneaux et des corps. Mais à présent, le principe de base des mathématiques modernes est de réaliser une fusion complète entre les idées "géométriques" et "algébriques" et opposer la géométrie à l'algèbre comme le fait Thom est simplement dépourvu de sens, à condition naturellement que l'algèbre géométrique (pour utiliser cette heureuse expression due à E. Artin) soit enseignée comme un tout, chaque notion ou théorème algébrique étant accompagné par une "traduction" géométrique. C'est aussi principalement dans ce contexte que j'aimerais voir introduire aux élèves des notions telles que celle de groupe ou d'anneau, lorsqu'on a des exemplesgéométriques pour les illustrer, comme le groupe de rotations planes (les "angles" ! ) ou l'anneau des endomorphismes du plan (en tant qu'espace vectoriel). Naturellement, la théorie "abstraite" des groupes ou des anneaux n'a pas sa place dans l'enseignement secondaire.

Une fois que les théorèmes fondamentaux de la géométrie euclidienne ont été établis au moyen de l'algèbre linéaire (sans coordonnées, évidemment! ) rien n'empêche un élève brillant de s'attaquer aux problèmes classiques sur les triangles ou sur les coniques s'il en a envie. Je ne partage pas entièrement le sentiment de Thom qui attache à ce type d'exercice une grande valeur éducative. Je crois que, si l'on désire introduire un matériel "non-utile", quantité d'autres choix sont possibles, qui ont certainement plus de rapport avec les idées modernes de la mathématique et de la physique que ces problèmes traditionnels. Pour démontrer, par exemple, que le groupe des rotations à trois dimensions est un groupe simple, il n'est pas nécessaire de connaître plus "d'algèbre géométrique" que pour démontrer l'existence du cercle des neuf points. Cependant, dans mon esprit, cet exercice, s'il n'est pas immédiatement "utile", présente beaucoup plus d'intérêt.

Lorsque je réfléchis à la curieuse répugnance de Thom et de nombre de ses collègues de l'enseignement supérieur à abandonner l'enseignement traditionnel des mathématiques dans les écoles secondaires, même s'ils se rendent compte qu'il manque à la fois de rigueur et d'utilité, je pense qu'elle provient d'un sentiment instinctif que si les mathématiques "modernes" sont mal enseignées, on aurait des résultats encore plus mauvais. Malheureusement, il y a de nombreux exemples montrant que leurs craintes ne sont pas sans fondement. Si déjà de nombreux enseignants à l'université ont une déplorable tendance à développer l'abstraction aux dépens de l'intuition, on ne doit pas être extrêmement surpris par le fait que les enseignants du second degré, qui n'ont pas la possibilité de saisir la motivation profonde de l'introduction des nouveaux concepts en mathématiques, s'attachent à la lettre des nouveaux programmes plutôt qu'à leur esprit.

Tout comme leurs collègues de l'université, ils ont également découvert qu'il est beaucoup plus facile d'enseigner à manipuler des concepts abstraits, même à de jeunes enfants, plutôt que de leur faire saisir les réalités que cachent ces abstractions. D'où leur engouement pour la logique en particulier - et l'importance anormale qu'ils ont tendance à lui accorder dans leur enseignement.

Evidemment, on peut soutenir que l'enseignement du raisonnement logique a son utilité ; alors que seuls des idéalistes impénitents croient sincèrement que la logique peut et devra un jour gouverner le comportement humain, on peut admettre volontiers qu'un peu plus de logique ne peut faire de mal à la grande masse de la population. Mais les exemples grotesques que Thom stigmatise longuement devraient convaincre les éducateurs de limiter strictement l'algèbre booléenne au domaine auquel elle appartient, c'est-à-dire les mathématiques et les sciences en général. Même à l'intérieur de ces limites, les éducateurs doivent faire attention à ne pas l'utiliser comme panacée alors qu'elle n'est qu'un outil. La logique n'est pas plus la mathématique que les accélérateurs atomiques ne sont la physique nucléaire ; si vous êtes suffisamment inventif pour imaginer une démonstration, elle vous aidera à l'élaborer, tout comme le physicien nucléaire a besoin d'appareils complexes et coûteux pour montrer que ses idées sur la nature des forces atomiques sont correctes. Dans les deux cas, l'imagination est toujours l'irremplaçable étincelle de départ.

On pourrait presque croire que dans l'enseignement secondaire, il y a une impulsion innée à tout transformer en scolastique, au plus mauvais sens du mot. Beaucoup de mathématiciens et de scientifiques sont véritablement atterrés lorsqu'ils voient que l'ancienne scolastique, qu'ils avaient acceptée comme un fait inéluctable et qu'ils avaient appris à tolérer, était remplacée par une forme encore plus agressive et stupide placée sous la bannière du "modernisme".

Néanmoins, j'espère toujours que l'agitation actuelle débouchera sur quelque compromis raisonnable. Avec la pression constamment croissante de la science et de la technologie sur la vie quotidienne, nous ne pouvons permettre que les futurs dirigeants et scientifiques passent la plupart de leurs précieuses années de scolarité à absorber des connaissances inutiles enseignées par des méthodes désuètes, même si nous admettons la nécessité de certains éléments de "jeu" dans le programme. L'angoisse des parents qui ne peuvent comprendre le vocabulaire de leurs enfants s'éteindra avec l'arrivée de la prochaine génération. Et finalement, si les responsables de l'établissement des programmes scolaires pouvaient être persuadés de consulter des mathématiciens professionnels afin de comprendre les rapports entre leurs décisions et les sciences telles qu'elles sont enseignées à l'université et au-delà, nous pourrions voir un jour un enseignement cohérent des mathématiques allant de la maternelle à l'université.