L'ÉCOLE D'APRÈS-DEMAIN 
Les nouvelles technologies vont-elles remettre en cause le système éducatif ?

 Jacques Attali est membre du Conseil d'Etat.

Article paru dans Le Revenu Français Hebdo n° 324 du 2 décembre 1994, reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.



http://im.edfgdf.fr/im/html/fr/bib/bic33/8.htm


 
 

Un jour viendra où l'enseignement, loin d'être un coût pour la société, sera une source de profit pour les industries du savoir, qui fabriqueront les vidéodisques, les CD-Rom, les logiciels éducatifs et les sites Internet dont se serviront nos enfants. Mais quand ces derniers auront accès à la connaissance par le seul biais des écrans, sans avoir à passer par le creuset de l'école, comment apprendront-ils à vivre ensemble et que restera-t-il de la solidarité, de la culture et de l'unité de notre société ?

Au moment où les industries de la connaissance enregistrent un décollage foudroyant, où les autoroutes de l'information font les plus belles promesses et où, en France, s'annonce une nouvelle chaîne dite « du savoir », l'éducation s'impose comme un enjeu majeur de la bataille économique mondiale.

Pas un peuple qui n'ait existé sans procédures d'acquisition des savoirs, permettant à ses enfants de s'inscrire dans l'ordre, de se conformer aux normes et de subir avec succès un rituel de passage. Pas un peuple qui n'ait duré sans faire évoluer son système éducatif avec la nature du savoir dominant, culturel et technique. Pas un peuple qui ne survivra sans réussir une subtile alchimie entre l'enseignement de sa mémoire et celui de son avenir.

Toutes les fonctions sociales ont commencé par être, comme l'éducation, une dimension d'un rituel religieux, avant de devenir un instrument du pouvoir politique, puis un service collectif, puis marchand, et, enfin, dans certains cas, un objet produit en série.

La musique a la première suivi ce cours - de la prière au disque. La mesure du temps a suivi - du soleil au quartz. Ce fut ensuite le transport - de la roue à l'automobile. Ou la propreté - du bain rituel à la machine à laver. La médecine s'est largement engagée sur le même chemin - du cannibalisme à la prothèse. L'éducation suivra. Elle a été d'abord un service rendu par les parents et les prêtres. Sans jamais échapper totalement à la religion, elle devint la prérogative de l'Etat, inventeur de l'école, producteur de citoyens.

Dans tous les pays industrialisés, la demande de savoir est maintenant entretenue par la peur de ne pas trouver du travail, d'être exclu socialement. Et l'offre d'éducation est devenue un service marchand, pour l'essentiel financé par l'impôt, charge financière pesant sur les contribuables et les entreprises, et de plus en plus. Car il faut un temps incompressible, constant ou croissant, pour former un individu, alors que la production des objets industriels mobilise, elle, un temps décroissant, grâce aux progrès de la productivité. Aussi, comme celle de la santé, la part des dépenses d'éducation dans le revenu national ne peut qu'augmenter, participant à la hausse du coût du travail.

Pour maîtriser ces coûts, la solution n'est évidemment pas de réduire l'offre d'éducation ou de dévaloriser les maîtres : le Nord ne peut devenir le Sud. Mais elle est de transformer le processus éducatif, comme ce fut le cas d'autres fonctions, en mettant les potentialités technologiques nouvelles au service de sa mission.

Lorsqu'un service a pu être remplacé, ou complété, par un objet produit en série (le concert par le disque, le clocher par la montre, la diligence par l'automobile, le lavoir par la machine à laver, voire, un jour, le soin par la prothèse), la dépense est devenue une recette, la charge un profit, le problème une solution. Et la croissance a retrouvé ses droits.
 
 

Transformer le processus éducatif grâce aux nouvelles technologies

 Ce basculement est encore loin d'être pensable en matière éducative. On ne sait pas remplacer les services rendus par les professeurs par des objets produits en série. Pourtant, subrepticement, le processus qui y conduit est engagé, sans que les hommes politiques ne le conduisent explicitement.

Cela commence par le relatif discrédit des maîtres aux yeux des élèves, confrontés à la masse du savoir dispensé par les médias et aux besoins du temps. Car il ne s'agit plus seulement d'apprendre dans une salle d'école à un moment précis de sa vie, mais à tout instant de disposer d'une permanente mise à jour, pour trouver ou garder un travail précaire par nature. Il est fini le temps où un diplôme acquis à 20 ans garantissait une rente à vie.

Cela continue par la mise en place de télé-enseignement, prolongeant à domicile l'enseignement traditionnel, démultipliant les fonctions et savoirs des maîtres. Telle est aussi celle des autoroutes de l'information, permettant de multiplier les lieux et les moments d'apprentissage des enfants comme des adultes.

Puis viendra l'autodiagnostic des connaissances et des lacunes. Chacun pourra, en utilisant vidéos et CD-Rom, vérifier seul sa valeur, détecter ses lacunes. Les tests éducatifs, qui structurent déjà le savoir en questionnaires, en favorisent l'institution.

Enfin, viendra l'auto-éducation, où chacun pourra, seul, apprendre hors du cursus scolaire, comme certaines cassettes ou CD-Rom le permettent déjà. Si cela va jusqu'à remplacer, même en partie - et non seulement compléter -, l'enseignement direct des maîtres, l'éducation cessera d'être seulement un coût pour la société, pour devenir aussi une source de profit pour les nouvelles industries du savoir.

Pour que l'auto-éducation fonctionne, reste à la rendre solvable. Pour cela, la société devra payer ceux qui se forment. Dans l'auto-éducation, le consommateur devient un producteur de lui-même. Se former n'est donc plus seulement une consommation qui lui est utile, mais aussi un travail socialement utile. Et chacun devra être payé pour cela.
 
 

Une évolution qui ne va pas sans de graves dangers

 On pourra énoncer sans peine les innombrables bienfaits d'une telle évolution. Elle permettra en particulier de nourrir la mémoire de milliards d'enfants qui, bientôt, n'auront presque plus rien à recevoir d'adultes débordés par le nombre et le savoir. Mais les dangers sont aussi évidemment immenses. J'en distingue au moins trois. La réponse à ces questions est politique. Elle exigera des institutions, des maîtres et des industries radicalement neufs, capables d'assurer la solidarité, l'intégration et la différenciation des élèves. L'école en sera une. D'autres surgiront. Il faudra inventer de nouvelles catégories de maîtres, que j'appellerai les « matriceurs » (fabriquant des programmes et des diplômes), les « aiguilleurs » (ceux qui orientent les élèves et sanctionnent leurs efforts d'un diplôme), et les « tuteurs » (ceux qui aident à utiliser les programmes). Il faudra enfin promouvoir des industries du logiciel éducatif, dont l'Etat sera le premier client, et dont dépend la survie de la langue.

Tout cela a commencé, ailleurs. Et d'abord autour du Pacifique. L'Europe, où fut inventé le premier objet d'auto-éducation, le plus parfait d'entre eux - le livre -, perdra-t-elle cette ultime bataille ? Elle peut la gagner si elle lance dès maintenant un débat sur la façon de faire de l'auto-éducation un instrument du progrès de la responsabilité et non celui de la solitude.
 

* Jacques Attali

 
 
 
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