En
train d’écrire un article sur les « 35 heures à l’école », mesure
proposée au début des années 80 par la CFDT, j’étais obligé pour
traiter cette question de quitter le terrain de la politique scolaire
auquel est consacré ce blog. Et ce au moment où Emmanuel Valls faisait
réémerger la question des 35 heures.
Il n’est pas question
ici de reprendre globalement cette question - ce qui est pourtant utile
et même indispensable - mais simplement de donner quelques indications
historiques montrant que la gauche n’a pas toujours posé la question de
la réduction du temps de travail en termes de management comme le
montre les termes actuels du débat.
Et la rupture semble bien se situer au plus tard en 1936 au moment de la négociation sur les quarante heures .
Arithmétique sociale et santé publique : 5 × 8 = 40, 3 × 8 = 24.
Jusque là - 1936 - , la vision syndicale de la réduction du temps de
travail, sauf exceptions dûment limitées, suit au moins un double
principe qui respecte ce que l’on peut appeler banalement la santé
publique, principe d’alternance régulière de travail et de
repos, c'est-à-dire
- une alternance régulière journalière, on travaille le jour, on dort la nuit
-une alternance hebdomadaire régulière : augmentation du congé
dominical et répartition égale du temps de travail sur les autres jours
de la semaine.
Or à partir du Front populaire 36, tout change et si les 40 heures sont
acceptées ce n’est pas seulement sur la base de la nécessaire réduction
du temps de travail considérée comme « victoire des salariés », c'est
aussi sur la base des deux faits suivants : "
3 fois 8 c'est 24" et "
40 c'est 5 fois 8" ( 5 jours à 8 heures ) qui fait que « les 40 heures » permettent d’introduire légalement non seulement les
trois-huit mais aussi à terme tous les types de travail posté, c'est-à-dire des
deux-huit aux
quatre-huit
appelées justement « feu continu », même si cette introduction n’est
pas massive avant-guerre et ne touche principalement que des secteurs
de pointes comme la métallurgie et les industries d’armemen, situation
très différente de la situation américaine.
.
Ricet Barrier
Ce qui détruit donc, sans parler de la vie, le double principe
précédent mais qui permet d’augmenter le taux de profit qui est
proportionnel à la rotation du capital, c'est-à-dire au taux
d’utilisation des machines, taux qui est donc maximal si celles-ci sont
utilisées 24 heures sur 24. Or s’il n’est pas impossible -
il suffit de faire de faire du deux-douze
sur cinq jours, c'est-à-dire une semaine de 60 heures de travail -
, il est… socialement difficile d’organiser une utilisation
permanente des machines avec un horaire légal supérieur à 40
heures pour 5 jours ou 48 pour 6 jours de travail.
Et de plus, simultanéité historique …heureuse, la nécessité économique
générale de faire tourner les machines en permanence peut commencer à
se réaliser au moment où commence à se développer en France le
travail à la chaîne qui en est une importante condition technique
nécessaire. On peut donc dire que la réforme des «
40 heures pour les trois-huit
» est éminemment progressiste puisqu’elle représente à la fois
l’intérêt bien compris les formes les plus développées du capitalisme
en France en 1936 et l’avenir de celles-ci.
Il y a de nombreuses références scientifiques sur cette question mais Ricet Barrier en est une de grande valeur dans «
Les tractions avant »
Allô, Henry?
Ici, André!
Ouais!
J'ai décidé de moderniser la France
Faut que je te vois
Dans trois jours?
D'accord, à Détroit.
Monsieur André Citroën
A vu monsieur Ford Henry
C'est le travail à la chaîne
Qui l'a ramené dans notre chère patrie
La France agricole devient industrielle
Grâce à des patrons comme lui
Les ouvriers se précipitent Quai de Javel
Pour goûter les joies de ce progrès inouï
…
Les ouvriers,
Les PDG,
Les gangsters comme les flics
Tous ont couru
Poser leur cul
Dans cette voiture démocratique.
Chanson complète
ici
Léon Blum
Mais, direz-vous, ce que vous dites est une vision de l’esprit :
admettons à la rigueur que les quarante heures aient été détournées de
leur juste valeur et utilisées ainsi pour cette fonction de
flexibilisation des salariés, mais jamais la
gauche-qui-se-réclame-du-front-populaire et en particulier le PC, le PS et la CGT n’ont eu ces idées en tête.
Et bien , détrompez-vous, les organes dirigeants de la gauche classique
- PC / PS / CGT - savaient très bien ce qu’il en était en 1936.
Et son leader Léon Blum s’en explique dans sa plaidoirie au procès de
Riom en 1942. Accusé par le pétainisme d’avoir, avec le Front populaire
et les quarante heures, « saboté l’économie française », il montre au
contraire que la gauche de 36 a été une bien meilleure gérante du
capitalisme qu’une partie de la droite pétainiste. Une partie mais pas
tout le pétainisme puisque, par exemple, une partie du courant planiste
a une conception moderne du capitalisme qui survivra plus ou moins
indirectement après la Libération dans le gaullisme et le PCF.
Des preuves ? En voilà.
Léon Blum devant la cour de Riom ,
Éditions de La Liberté, Presses du Populaire,
Paris,1944.
Chapitre Les quarante heures
Extraits faiblement commentés
Le texte intégral du chapitre "
Les quarante heures" est disponible
ici.
Léon Blum, après avoir montré que la revendication du patronat -
2000 heures sur 50 semaines -
, était en gros les 40 heures puisque 50 × 40 = 2000, explique de
plus que, dans la conjoncture de l’époque, les 40 heures n’étaient pas
un gros effort demandé à celui-ci puisque une grande partie des usines
étaient en chômage technique partiel. Il cite pour cela des
statistiques et Louis Renault qui disait :
« La loi de 40 heures !. Ah ! si je pouvais seulement être sûr de donner 30 heures de travail par semaine à mes ouvriers ! »
et il ajoute :
«
Messieurs, vous ne vous souvenez donc pas de l'état des industries à
cette époque, de leur état de dépression, de marasme, de pénurie dans
lequel la déflation à outrance les avait plongées. Je ne veux pas
insister, mais tout cela est incontestable ; au moment où nous avons
fait voter la loi de 40 heures il n'y avait pour ainsi dire pas
d'établissement industriel en France, où l'on travaillât 40 heures par
semaine, ou bien alors, c'était une exception, un privilège dans un
établissement français. »
Puis il passe aux explications théoriques, qui sont d’un marxisme de relative bonne tenue, notamment sur le
second élément :
Dans
une production moderne, on peut distinguer raisonnablement trois
éléments : le premier, c'est la nature, la qualité, le perfectionnement
de l'outillage ; c'est l'élément machine, pour tout englober dans une
seule expression. Le second, c'est la durée de rotation de cette
machine ; non pas la durée de travail de l'ouvrier. Pour le troisième
élément, c'est le rendement horaire de cette machine que l'ouvrier doit
mettre en action.
Voulez-vous maintenant que nous examinions la répercussion de la durée légale du travail sur ces trois éléments ?
En ce qui concerne le premier
- la qualité de l'outillage - elle est certainement nulle. La qualité
de l'outillage dépend de la qualité du patron, de son esprit inventif,
de sa décision plus ou moins rapide à renouveler cet outillage et aussi
de l'état de sa trésorerie, car nous nous sommes trouvés en présence
d'une industrie où la suppression des marges bénéficiaires et des
amortissements avait arrêté complètement le renouvellement des
outillages.
Le second élément nous met au
cœur du problème : c'est la durée de rotation de la machine. Car il ne
s'agit pas de savoir combien d'heures l'ouvrier travaille, mais combien
d'heures la machine tourne.
Ne croyez pas qu'entre la
durée du travail de l'ouvrier et la durée de rotation de la machine, il
y ait un rapport aussi simple et aussi nécessaire qu'on l'imagine : il
n'en est rien. La durée de rotation des machines et la durée de travail
de l'ouvrier ne sont pas liées nécessairement et dépendantes l'une de
l'autre, et vous allez en avoir tout de suite la preuve.
Quel est le maximum possible
pour un ouvrier ? Mettons que ce soit 10 heures, 11 heures. Ce sont des
maxima qu'il est pratiquement impossible de dépasser, qu'il est très
difficile d'atteindre. Quel est, au contraire, le régime avec lequel un
outillage donne le maximum de rendement ? Serait-ce par hasard le
régime de la loi de maximum de rendement ? Serait-ce par hasard le
régime de la loi de 10 heures ou de la loi de 11 heures pour l'ouvrier
? Pas du tout : le rendement maximum de l'outillage c'est l'outillage
qui tourne sans arrêt pendant 24 heures par jour. Pour que l'outillage
tourne pendant 24 heures par jour, vous ne pouvez pas n'avoir qu'une
équipe. Une équipe ne travaille pas jour et nuit. Vous ne pouvez même
pas avoir seulement deux équipes. Il est à peu près impossible, dans
les conditions de travail moderne, d'avoir une équipe travaillant 12
heures par jour, c'est-à-dire à la semaine 72 heures. Personne, je
crois, n'a- jamais parlé de cela. Alors, le régime maximum est de 3
équipes, et c'est celui que l'on pratique là où le travail est continu.
Ce que vous ne pouvez tout de même pas faire, c'est que la journée ait
plus de 24 heures. La durée de travail de l'ouvrier, qui correspond au
rendement maximum de l'outillage n'est ni dix, ni onze, c'est 24 divisé
par trois, c'est-à-dire 8, de telle sorte que le régime légal du
travail correspond à la rotation maxima de l'outillage c'est la semaine
de quarante heures, si c'est 5 jours par semaine, et au maximum, la
semaine de 48 heures si on travaille 6 jours. Car il est impossible, au
moins pendant plus de quelques semaines, de supprimer le repos
hebdomadaire.
Vous saisissez tout de suite
combien les deux données varient d'une façon indépendante l'une de
l'autre. On a répété partout - M. le Procureur général l'a dit l'autre
jour - que pendant ce temps là, en Allemagne, on travaillait 60 heures.
Qu'en savez-vous ? Vous le répétez parce que le chancelier Hitler l'a
dit dans un discours au SportPalatz. Voilà, à ma connaissance, l'unique
témoignage que l'on possède. En réalité, nous n'avons jamais su ce qui
se passait dans les pays totalitaires, pas plus qu'un pays totalitaire
n'a su, comme les événements l'ont prouvé, ce qui se passait dans un
autre pays totalitaire. Peut-être travaillait-on 60 heures par semaine
en Allemagne, pour les autostrades, pour la construction de la ligne
Siegfried, où pour d'autres travaux de terrassement de cette nature, où
seul le travail humain compte. Mais moi, sans le savoir, je vous
affirme que, dans les usines de matériel de guerre, on ne travaillait
pas 60 heures parce que le travail était continu, parce que les
machines tournaient jour et nuit, et que si les machines tournent jour
et nuit, on se trouve tout de même en présence de cette vérité plus
forte que toutes les autres, c'est que la journée n'a que 24 heures,
pas davantage, pas 30, pas 33. Par conséquent, dans les usines de
guerre, en Allemagne, vous pouvez être assurés que l'on travaillait et
que l'on travaille encore à 3 équipes par jour, 3 équipes qui sont
nécessairement de 8 heures, et par conséquent 48 heures par semaine et
non 60.
Il continue et montre que la journée de 10 heures est moins génératrice de profit que la journée de 8 heures :
Voulez-vous
un autre exemple pris dans l'industrie française ? Il y a une usine de
moteurs qui s'appelle Gnome et Rhône. On y travaillait à trois équipes.
Intervint une mesure d'ordre général, un décret-loi, je crois, qui
d'ailleurs pour des raisons d'ordre psychologique, et peut-être autant
que pour des raisons matérielles, posa en principe le système de la
journée de 10 heures dans les industries travaillant pour la défense
nationale. Gnome et Rhône dit : « Écoutez : vous n'allez tout de même
pas m'appliquer cette loi. Chez moi elle va faire tomber le temps de
rotation des machines de 24 heures à 20 heures, ou au maximum 21 », car
je crois qu'on est arrivé finalement à un régime où l'équipe de jour
faisait 11 heures et l'équipe de nuit 10 heures. On lui a répondu : «
C'est fâcheux, mais il faut vous conformer à la règle présente, suivre
l'exemple. »
Et il conclut :
…je
crois bien avoir démontré d'une façon, je ne dis pas persuasive, mais
en tout cas claire, que l'essentiel n'est pas d'augmenter la durée du
travail, mais d'augmenter la durée de rotation des machines. Quand vous
passez de la semaine de 40 heures à la journée de 8 heures,
c'est-à-dire à la semaine de 48, vous augmentez la durée de rotation de
25%. Quand vous faites deux équipes, vous l'augmentez de 100%, avec 3
équipes, vous l'augmentez de 200%.
Puisque l’objet de ce texte est réduit, je n’explorerai pas
maintenant, malgré l’intérêt fondamental de la chose, tous les
tenants et les aboutissants de la revendication de réduction du temps
de travail, mais il est cependant utile de citer la suite immédiate de
la citation Léon Blum :
Tout le
problème essentiel était donc la démultiplication des équipes. Je sais
bien, Monsieur le Président, qu'ici se pose cette question des
spécialistes, qui est très importante et au-devant de laquelle je veux
venir.
Et il intègre immédiatement, dans cette question dite « des
spécialistes » les conséquences du fordisme / taylorisme puisqu’il
explique que cette industrie moderne ne nécessite en fait qu’une
formation sur le tas pour la majorité des employés d’une entreprise
industrielle :
Aujourd'hui,
le spécialiste dans l'industrie moderne n'est pas le sursitaire de la
guerre 1914-1918, ce n'est pas le tourneur ou le fraiseur travaillant
sur sa fraise à main, ce n'est plus cela. Les machines de l'industrie
moderne sont en grande partie automatiques, en ce sens que dans bien
des cas un ouvrier peut en conduire plusieurs, et que dans d'autres
cas, un ouvrier qui n'est pas un spécialiste proprement dit, mais un
manœuvre spécialisé, peut les conduire. Vous trouverez dans le dossier
la preuve de ce que j'avance. Par exemple, à un moment donné, la
direction du Creusot demande un programme plus étendu, à plus longue
portée pour la fabrication des aciers moulés destinés au cuirassement,
au blindage. Elle dit : si je suis en présence d'un programme
suffisamment important, je pourrai acheter et installer des machines
qui me permettront de faire l'économie d'un certain nombre de
spécialistes. …
D'innombrables témoignages qui sont au dossier, ceux de MM. Guy La
Chambre, Dautry, Mahieux, montrent comment cette difficulté des
spécialistes a été résolue pendant la guerre. Pendant la guerre on a
formé des spécialistes ; on a fait marcher les machines, on les a fait
même diriger par des femmes. Je me rappelle cette phrase restée dans ma
mémoire ; elle provient d'une note de M. Guy La Chambre : « On ne se
doute pas, dit-il, de la quantité de femmes qui étaient la veille
couturières, qui n'avaient jamais fait marcher que des machines à
coudre, qui sont devenues des fraiseuses et des décolleteuses. Si on
avait voulu, on aurait une quantité suffisante de spécialistes. »
…
En réalité, ce mot de spécialiste est équivoque. Dans l'industrie
moderne, le vrai spécialiste, c'est l'outilleur, c'est-à-dire celui qui
affûte, soigne, met au point l'outil de la machine ; car la
machine-outil est une machine qui manie l'outil semblable à un outil
d'homme. C'est le régleur, celui qui surveille et vérifie le rythme des
mouvements de la machine. C'est le vérificateur qui contrôle les pièces
avant qu'elles passent d'un état de la fabrication à un autre. C'est le
suiveur qui suit 1a pièce d'une machine à la machine suivante dans le
rythme de la chaîne. Ce sont là des hommes qui ne peuvent être formés
que par un long apprentissage. Il y a là une élite ouvrière qui
correspond à une véritable maîtrise. Mais de ces ouvriers qui en effet
ne peuvent pas être remplacés par des manœuvres spécialisés ordinaires
ou par des femmes dans une grande usine, il n'y avait qu'une proportion
infime. Quand il s'agit de main-d’œuvre spécialisée ou de femmes se
bornant à conduire les machines modernes, comment a-t-on fait pendant
la guerre ? Comment avait-on fait pendant l'autre guerre et surtout
pendant celle-ci ? … C'est qu'on a pu, somme toute, improviser des
spécialistes hommes et femmes.
Il manquait donc, après
M. Henry Ford, un invité prestigieux sur lequel s’appuie explicitement l’humaniste Léon Blum, je veux dire
M. Frederick Winslow Taylor :
Le
rendement horaire, de quoi est-il fonction ? … Il dépend de la bonne
coordination et de la bonne adaptation des mouvements de l'ouvrier à sa
machine ; il dépend aussi de la condition morale et physique de
l'ouvrier. Il y a toute une école en Amérique, l'école Taylor, l'école
de ces ingénieurs Bedeau, que vous voyez se promener dans des
inspections, qui ont poussé très loin l'étude des méthodes
d'organisation matérielle conduisant au maximum de rendement horaire de
la machine, ce qui est précisément leur objectif.
Les trente-cinq heures
Il faudrait donc, au minimum, pour déterminer la valeur humaine
c'est-à-dire anti-mercantile des trente-cinq heures telles
qu’elles ont été avancées ces dernières années, savoir dans quelle
mesure elles échappent à la tradition du Front populaire qui a su
justifier la flexibilité humaine au nom d’une réduction pourtant
nécessaire du temps de travail.
Ce qui aurait pu être un bon titre de ce texte
: Martine Aubry n’a pas trahi Léon Blum.
A suivre.
Cabanac, le 3 janvier
Michel Delord
Retraité, Emetteur de signaux faibles